« Tu prends la voiture pour aller en manif ? », « Tu manges encore du poulet ? », « Ton téléphone n’est pas super écolo … ». Régulièrement, les écologistes sont la cible de ces petites phrases questionnant la cohérence entre leur engagement et leurs modes de vie. Que cache cette injonction à la pureté militante ?
En 2019, Greta Thunberg est fustigée sur les réseaux sociaux pour avoir mangé du pain emballé dans du plastique. Depuis quelques mois, la consommation de viande ou de légumes hors saison de Yannick Jadot est pointée du doigt au fil de la campagne présidentielle… Militants, élus et sympathisants écologistes voient régulièrement leurs modes de vie ou de consommation débattus dans les médias ou la sphère publique.
Ces remarques, interviennent aussi dans leur cercle privé, amical ou familial. « À la Toussaint, je suis allée en avion à Venise, tout simplement parce que c’était moins cher. Une amie m’a taquinée en me disant que ce n’était pas très écolo », raconte Laurane Béguine, engagée auprès du mouvement politique Les jeunes écologistes. « Ma famille m’a déjà fait remarquer qu’il n’était pas cohérent d’être écolo et d’utiliser un smartphone pour organiser nos actions », ajoute Ivana Hruszowiec, militante du mouvement Extinction Rebellion.
D’où vient cette injonction à la pureté militante ?
L’injonction à faire correspondre en tout point engagement et comportements individuels vertueux n’est pas apparue avec les mouvements écologistes. « Dans les années 1950, il existait une morale communiste. Il fallait s’y tenir et montrer l’exemple », explique Daniel Boy, directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po, spécialiste de l’écologie politique en France et en Europe. Par ailleurs, particulièrement théorisée dans les cercles féministes ou antiracistes depuis les années 2010, la culture de la dénonciation ou du « call-out » consiste à relever des comportements ou des propos offensants ou contraires aux valeurs défendues et pourrait être comparée à l’injonction de pureté militante adressée aux écologistes.
« Tous les partis connaissent des différends entre leur idéologie et les comportements individuels. La spécificité dans le cas des écologistes, est que leur comportement individuel pèse directement sur l’état de la planète et donc la cause défendue », estime Daniel Boy. Laurane Béguine confirme : « C’est difficile de prôner des valeurs écologistes si je ne me les applique pas à moi-même, donc j’ai arrêté d’acheter des vêtements neufs, je consomme moins de plastique … Mais nous avons tous nos dissonances ». « Tout militant est pétri de contradictions entre ce qu’il prône et ses pratiques. Par exemple, je suis consciente de trop utiliser ma voiture, explique Ivana Hruszowiec. Ce qui est important c’est de prendre la personne et son engagement dans leur ensemble et ne pas juger chaque écart ».
Une pression, source d’écoanxiété
« L’exigence de pureté militante est un poids et pas seulement dans la lutte écologiste. Quand on nous présente un idéal de choix inatteignable, c’est une source de souffrance », explique Jean-Pierre Le Danff, écopsychologue. Ce dernier rencontre de nombreux jeunes chez qui ces conflits intérieurs entre principes défendus et pratiques individuelles génèrent de l’écoanxiété. « C’est normal de nous critiquer mais cela génère une pression pour atteindre une perfection militante qui n’existe pas, en plus de celle qu’on s’inflige déjà. Certains ont même peur de s’engager parce qu’ils ne se sentent pas légitimes puisque non végétariens par exemple », regrette Laurane Béguine.
« Le militant parfait n’existe pas, d’autant plus en Occident où la technologie est présente dans chaque aspect de notre quotidien, relativise Ivana Hruszowiec. L’important c’est d’être en cohérence avec soi-même et ne pas sacrifier notre cause pour atteindre une pseudo-perfection ». « Dans le milieu écolo, il y a toujours l’idée que chacun doit faire sa part. Cela véhicule l’idée que si l’on n’est pas parfait, on ne peut pas agir et donc, on s’enferme dans l’inaction », ajoute Marguerite, engagée auprès d’Alternatiba et EELV. Jean-Pierre Le Danff explique : « C’est un fonctionnement psychologique évident : on se dédouane en se disant que même les purs et durs ne sont pas parfaits ».
Quand le sage pointe la lune …
Marguerite explique que ces critiques participent à détourner l’attention de l’urgence climatique : « Pointer du doigt notre prétendue hypocrisie est une façon de détourner le regard du vrai problème ». Laurane Béguine ajoute : « Nous sommes dans une société qui a tendance à tout individualiser. Dans le cas de la lutte écologiste, c’est une façon de décharger les responsabilités sur les citoyens alors que les gouvernements et les grandes firmes ont largement leur rôle à jouer ».
Pour indication, le cabinet de conseil Carbone 4, fondé par Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, indiquait en 2019 : « L’empreinte carbone moyenne des Français, qui s’élevait à 10,8 tonnes de CO2 en 2017, doit baisser d’environ 80% d’ici 2050 pour parvenir aux deux tonnes de CO2 par an compatibles avec l’Accord de Paris. (…) Nous avons ensuite regardé ce qu’il était possible d’espérer en termes de baisse de l’empreinte carbone si un Français activait conjointement et systématiquement l’ensemble de ces actions, tous les jours de l’année. Il en ressort que la baisse serait de l’ordre de -25%. »
Ivana Hruszowiec résume ainsi : « L’échelle individuelle est importante parce que c’est une première étape de sensibilisation mais le changement à opérer est bien plus massif ».