Les nombreux avertissements des experts climatiques ne semblent pas suffire pour obtenir des efforts suffisants pour inverser la courbe des émissions dans le monde. Mélusine Boon-Falleur, doctorante en sciences cognitives à l’ENS Paris, explique l’écart entre intentions et actions climatiques par des mécanismes psychologiques influençant le comportement des individus au quotidien. Entretien.
Et si l’inaction climatique résultait de la psychologie humaine ? Face au réchauffement climatique, les experts du Giec donnent trois ans à l’Humanité pour inverser la tendance des émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, un fossé existe entre les intentions climatiques et les actions concrètes pour freiner le réchauffement de la planète. Pour Mélusine Boon-Falleur, doctorante en sciences cognitives à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Paris, des mécanismes psychologiques contribuent à cet écart. Si ceux-ci influent sur le comportement quotidien individuel, il semble toutefois possible de parvenir à un changement collectif.
Natura Sciences: Aujourd’hui, le Giec est très clair. L’Humanité dispose de trois ans pour inverser la tendance des émissions de gaz à effet de serre. Mais pour y parvenir, est-ce possible d’agir collectivement au sein de la société ?
Mélusine Boon-Falleur : C’est en tout cas l’enjeu le plus important. Même s’il existe un tas d’actions possibles face au changement climatique à l’échelle individuelle, il faut des changements systémiques pour y parvenir. Tout le monde aime se passer la balle en faisant porter la responsabilité au gouvernement, aux entreprises ou aux particuliers. Mais au final, l’effort doit venir de tous. Il faut qu’on arrive à basculer des actions individuelles et ponctuelles à des actions collectives. Cela va bien au-delà de recycler du papier ou d’éteindre les lumières. C’est aussi changer les manières de se déplacer, et établir des transformations plus profondes dans la société.
Il y a quelques exemples historiques où, du jour au lendemain, tout est allé extrêmement vite. C’est le cas du droit de vote pour les femmes. Pendant longtemps, on a eu l’impression qu’il y a eu très peu de progrès. Puis tout d’un coup, énormément de pays ont changé leur politique les uns après les autres. Il peut y avoir des changements systémiques assez rapides. Mais pour que cela soit possible, il faut qu’un certain nombre de conditions soient remplies. C’est la clé des prochaines années pour essayer de rendre les conditions d’un changement collectif.
Qu’est-ce qui explique ce manque d’efforts ?
Aujourd’hui, en Europe, le manque d’action face au changement climatique, ce n’est plus vraiment un problème d’information. Plus de 90% des européens ont conscience du réchauffement climatique ou pensent que c’est un problème urgent. Globalement, on note un énorme consensus. Nous ne sommes plus en train de convaincre ceux qui n’en sont pas persuadés. Nous avons beaucoup de volonté mais il reste encore le passage à l’acte. C’est ce que l’on appelle en psychologie l’ « Attention Action Gap », le fossé entre nos bonnes intentions et nos actions concrètes.
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Ces dernières sont dues parfois à des facteurs structurels. Cela peut être par exemple avoir envie de changer de mode de transport mais sans avoir accès au travail par un autre moyen que la voiture. Si vous avez la volonté de changer mais qu’il n’y a pas d’alternatives, entre perdre votre boulot ou continuer à prendre la voiture, le choix sera évident. Mais il peut aussi y avoir tout un ensemble de freins psychologiques.
Quels sont ces freins psychologiques ?
L’un d’entre eux est évident, il s’agit de l’effort. Certaines comportements vertueux pour l’environnement demandent soit vraiment beaucoup d’efforts ou bien sont perçus comme demandant plus d’efforts. Comme on ne les a pas encore accomplis, on a l’impression de faire face à une montagne insurmontable.
Un autre aspect concerne cette fois-ci un raisonnement temporel. Faire quelque chose de bien pour le climat demande un coût immédiat. C’est par exemple, si je décide de ne pas prendre l’avion pour aller en vacances. C’est-à-dire ne pas faire la même chose que mes amis ou renoncer à une destination lointaine. Si cela permet un bénéfice sur le long terme, il reste incertain. Je ne suis pas en train de sauver mon petit micro climat aujourd’hui, mais je vais peut-être contribuer à l’atténuation du changement climatique sur le long terme et pour tout le monde. Cela parait peu motivant, car on ne voit pas l’impact de ce que l’on entreprend.
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Cela revient au problème de la compréhension de l’impact et comment on communique sur celui-ci. Aujourd’hui il y a une assez bonne conscience des causes et des conséquences du changement climatique. Mais nous ne sommes pas encore très bons pour comparer l’impact de différents comportements comme prendre l’avion, arrêter la viande ou prendre sa voiture. Il y a encore un certain travail d’information et d’éducation sur ces différents impacts. Il revient aussi de les communiquer de manière intuitive et facile à retenir.
Tout ceci constitue des freins psychologiques à l’échelle individuelle.
Et qu’en est-il à l’échelle collective ?
Il existe un autre ensemble de freins psychologiques liés au fait que l’on soit une espèce sociale. On sait par exemple se souvenir d’un visage que l’on a vu qu’une fois pendant 20 ans, contrairement à un code pin ou un numéro de téléphone.
Notre cerveau, câblé socialement, va s’intéresser aux normes sociales. Je vais adopter un comportement que si j’ai l’impression que les autres individus font la même chose autour de moi. Si je vois que tout le monde mange de la viande ou prend l’avion, cela va être plus difficile pour moi d’arrêter parce qu’on n’a pas envie d’être le seul à faire un effort dans sa communauté. Les normes sociales ont un impact énorme sur notre comportement.
Mais cela vaut aussi dans l’autre sens. Quand les normes sociales vertueuses pour l’environnement sont visibles, on aura plutôt tendance à les adopter. L’un des problèmes avec les comportements écologiques, c’est qu’un très grand nombre d’entre eux reste invisibles. Par exemple, si je ne prends pas l’avion, c’est difficile de le montrer. Des études montrent que si l’on rend ces comportements plus visibles, cela va motiver d’autres personnes à les adopter.
Pourtant on observe davantage de mouvements sur les réseaux sociaux. Ces derniers ont-ils un impact sur notre comportement ?
Oui. Des études montrent que rendre visible des comportements plus vertueux peut mener à un phénomène assez important, surtout dans le contexte de l’environnement. C’est ce que l’on appelle l’ignorance pluraliste. Il y a parfois des situations dans lesquelles tous les membres d’un groupe ont la même perception d’un fait, mais chacun pense qu’il est le seul à l’adopter.
Cela peut par exemple se produire dans certains bureaux où la climatisation est réglée au maximum sans que personne n’ose demander de la baisser ou de la couper. Parce qu’ils n’ont pas envie d’être seul ou ont peur de déranger les autres. On va tous persévérer dans un comportement que l’on n’approuve pas alors que si on en parlait ouvertement, on serait tous d’accord pour changer ensemble.
Alors, comment faire pour inciter au changement ?
C’est un peu la question phare de la transition et il n’y a pas qu’une seule réponse. Cela passe notamment par plus de visibilité et par le fait de combattre les effets d’ignorance pluraliste. Il faut mettre tout le monde d’accord et faire en sorte que les entreprises fassent évoluer les pratiques.
Un autre aspect reste important : la réputation. Avoir une bonne réputation s’avère être très important pour les humains et constitue un levier important. Lorsque l’on a une mauvaise réputation, peu de gens souhaitent interagir avec nous. À titre d’exemple, de plus en plus de bâtiments publics affichent leur note énergétique. Il faut imaginer tout un tas de solutions qui permettent de rendre visible certains comportements vertueux.
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Mais comment faire dans le cas où le comportement vertueux n’est pas encore normatif et comment peut-on passer d’un comportement à un autre ? Il y a eu quelques études qui montrent que l’on peut communiquer sur les dynamiques de changement pour avoir un effet positif. Si on dit par exemple que la consommation de viande a été drastiquement réduite, c’est beaucoup plus motivant que d’affirmer qu’une minorité des Français sont végétariens.
Propos recueillis par Sophie Cayuela