15 gigatonnes par an au lieu de 11. Selon une étude publiée dans la revue Nature, l’océan a en réalité “une capacité biologique de stockage du dioxyde de carbone atmosphérique près de 20% supérieure aux estimations présentées dans le dernier rapport du GIEC”, explique le CNRS. Frédéric Le Moigne, océanographe et biologiste marin au CNRS, détaille le contenu de cette étude dont il est le co-auteur. Entretien.
Ce mercredi 6 décembre 2023, une équipe de scientifiques internationale a publié les résultats de son étude sur la pompe biologique de carbone des océans. Ces derniers ont “une capacité de stockage du dioxyde de carbone atmosphérique près de 20% supérieure aux estimations présentées dans le dernier rapport du GIEC”, précise le communiqué du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
À l’aide d’une nouvelle approche, les sept scientifiques ont pu étudier plus précisément la manière dont l’océan absorbe le CO2. Ils se sont penchés sur le rôle du phytoplancton dans le transport du CO2 depuis la surface jusqu’aux fonds des océans. Frédéric Le Moigne, océanographe et biologiste marin au Laboratoire des sciences de l’environnement marin (LEMAR) du CNRS et co-auteur de l’étude, nous explique les tenants et les aboutissants de ces recherches.
Natura Sciences : Pouvez-vous expliquer, en quelques mots, les découvertes et résultats de cette étude ?
Frédéric Le Moigne : Nous nous sommes intéressés à la manière dont l’océan absorbe du CO2. L’océan absorbe le dioxyde de carbone de deux manières différentes. Une première manière correspond à ce qu’on appelle la pompe de circulation ou la pompe physique. Celle-ci est liée à l’absorption du CO2 par la circulation océanique. Lorsque l’eau de surface plonge en profondeur, elle y transporte du CO2. Celui-ci y est alors stocké pendant quelques millénaires. Cette pompe stocke énormément de carbone, mais pas nécessairement pour de très longues périodes.
Lire aussi : COP28 : Stocker du CO2 dans l’océan, gare aux solutions « stupides »
La deuxième pompe, qu’on appelle la pompe biologique de carbone, est très liée au phytoplancton qui vit dans la surface de l’océan. Ce phytoplancton est un organisme végétal qui transforme le CO2 dissous dans l’eau de mer en tissu organique par le biais de la photosynthèse. Une bonne partie de ce phytoplancton forme la base de la chaîne alimentaire et est donc mangé par les poissons ou le zooplancton. Toutefois, il y a quand même une petite partie du phytoplancton qui résiste à cette prédation. Celle-ci coule alors sous la forme de ce qu’on appelle de la “neige marine”. Cette “neige” est en fait du plancton mort agrégé. Elle vient ensuite se déposer sur les profondeurs de l’océan. Cette pompe est moins impressionnante en termes de quantités de carbone. Cependant, elle stocke ce carbone sur des échelles de temps bien plus grandes. C’est donc la pompe biologique de carbone que nous avons réévalué un petit peu à la hausse dans notre étude.
D’après votre étude, “L’océan a une capacité de stockage du dioxyde de carbone atmosphérique près de 20% supérieure aux estimations présentées dans le dernier rapport du GIEC”. D’où vient cette différence ?
Un bon nombre d’études portant sur le flux global de la pompe biologique de carbone sont sorties au début des années 2010. Avec ces études, nous étions sur une fourchette allant de 5 à 12 gigatonnes de CO2 par an (GtCO2/an) donc avec beaucoup d’incertitudes. Pour ces études, nous avions, moi y compris, essayé de coupler des données satellitaires, qui permettent de voir en quelques sorte la quantité de phytoplancton présente en surface, avec des données de flux de carbone. Ces dernières sont bien plus dures à mesurer et il nous manquait certaines régions océaniques où les données des satellites n’avaient pas forcément pu être corrélées avec les données de terrain. Manifestement, ces régions étaient importantes étant donné que le flux a été réévalué.
Lire aussi : Antarctique : son réchauffement rapide est un risque pour les océans
Dans la nouvelle étude, nous avons opéré un petit peu différemment. Au lieu d’utiliser des données de flux de carbone, nous avons simplement pris des données de concentrations de carbone. Celles-ci sont plus faciles à mesurer et nous en possédons énormément. Nous nous sommes basés sur une grande banque de données, collectées sur l’ensemble du globe depuis les années 70 grâce à l’aide des navires océanographiques. Nous avons ensuite nourri un petit simulateur numérique de l’océan avec ces données de terrain pour estimer les flux de carbone à partir de leur concentration. Cette étude nous permet donc de mieux estimer les flux de carbone dans des régions où nous n’étions pas capables de le faire.
D’après la carte jointe à votre étude, la “distribution globale du flux de carbone organique depuis la couche de surface de l’océan ouvert” n’est pas homogène. Pouvez-vous détailler les raisons de ce phénomène ?
Cela dépend vraiment du plancton. Comme la végétation terrestre, le plancton se distribue de manière tout à fait différente selon la région dans laquelle il se trouve. Par exemple, nous pouvons voir qu’en Atlantique nord, il y a beaucoup d’export de carbone parce qu’il y a une communauté planctonique produisant beaucoup de neige marine. Par conséquent, il y a un gros flux de carbone dans cette région. Au contraire, d’autres régions sont plus pauvres [en flux de carbone]. Par exemple, dans des régions inter-tropicales où le plancton peut-être plus petit. Il exporte moins de carbone.
Selon vous, quelles vont être les conséquences de ces découvertes ? Par exemple sur notre manière de prendre en compte l’action de l’océan face à l’augmentation de la production de gaz à effet de serre ?
Cette étude va nous permettre d’obtenir une meilleure compréhension de la manière avec laquelle le carbone circule à l’intérieur de l’océan. Nous appelons cela un cycle biogéochimique parce qu’il fait intervenir de la géologie, de la biologie et de la chimie. Les estimations des capacités de stockage de carbone du dernier rapport du GIEC, étaient environ de 11 gigatonnes par an, avec des incertitudes assez importantes. Avec cette nouvelle approche nous avons, premièrement, réduit les incertitudes et, deuxièmement, nous avons revu ce flux de carbone un petit peu à la hausse. Il est primordial de souligner que cette absorption par la pompe biologique de carbone s’opère sur des dizaines de milliers d’années. Elle n’est donc pas suffisante pour contrebalancer l’augmentation actuelle de CO2 émis par l’activité industrielle.
Dans cette étude, nous avons estimé le flux de carbone qui coule depuis la surface. Pour obtenir le flux de séquestration, [c’est-à-dire la quantité de carbone retenue dans les océans par cette pompe biologique, NDLR] il faudrait faire une deuxième chose qui est d’étudier le flux qui arrive au fond des océans. Pour l’instant, nous ne sommes pas vraiment capables de le faire. Ce type de recherche est vraiment la prochaine étape, maintenant que nous avons bien décrit les flux de carbone sortant de la surface. Ici, nous avons observé des flux quittant la couche de surface de l’océan, soit entre 50 et 100 m de profondeur. La profondeur moyenne de l’océan est de 3.800 m, donc il peut lui arriver beaucoup de choses à cette neige marine pendant qu’elle coule de 100 à 3.800 m. Notamment, elle peut être attaquée par tout un tas d’organismes qui vivent dans l’océan profond, soit l’océan noir où il n’y a pas de lumière, comme des poissons de grandes profondeurs ou même des bactéries.
Quelle est l’information la plus importante à retenir de votre étude ?
Il faut vraiment bien comprendre que l’océan, par sa biologie, peut aussi séquestrer du carbone. Cette étude renforce l’importance de l’écosystème océanique dans la régulation du climat mais seulement à long terme. Il est vraiment nécessaire de distinguer le fait que ce n’est pas un phénomène qui va nous permettre de sauver la planète, ce n’est pas la pompe biologique de carbone qui va nous permettre de contrebalancer toutes les émissions anthropogéniques dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle. Nous ne sommes pas du tout sur les mêmes échelles de temps.