La base de l’évolution des espèces passe par un processus crucial : la mutation. Ces mutations correspondent à des erreurs dans la séquence de l’ADN et peuvent, sur le long terme, conduire à l’adaptation des espèces, en tout cas, si elles sont héritables. Concernant les arbres, la manière dont certaines mutations, acquises lors de la croissance, sont transmises à leur descendance reste méconnue. L’INRAE, en collaboration avec le Cirad et le CNRS, s’est intéressé à cette question à travers l’étude de deux arbres tropicaux de Guyane française.
Les mutations génétiques naturelles dirigent l’évolution des espèces. L’étude de l’INRAE, réalisée en collaboration avec le Cirad et le CNRS, parue ce 27 février dans la revue PNAS, s’attarde sur les modalités d’évolution des arbres tropicaux. L’objectif ? “Identifier les mutations accumulées au cours de la croissance de deux individus d’arbres tropicaux échantillonnés en Guyane française”, précise l’INRAE dans un communiqué.
Pour cela, les chercheurs ont séquencé l’ADN de différents échantillons provenant de deux arbres : l’angélique et le grignon franc. Ils ont prélevé des échantillons à la fois au niveau du tronc et dans différentes branches. Ainsi, les chercheurs ont détecté « les nouvelles mutations apparues le long des branches lors de la vie de ces arbres ». À partir de là, les scientifiques se sont penchés sur trois questions. Celles-ci portent sur « la distribution de ces mutations le long de l’architecture de l’arbre, en relation avec de possibles impacts de la lumière (UV), ainsi que sur leur transmission aux embryons dans les fruits », détaille l’INRAE.
D’infimes changements qui peuvent permettre une adaptation
Par le biais de la sélection naturelle, les mutations génétiques transmises aux descendants permettent l’évolution des espèces. Myriam Heuertz, directrice de recherche à l’INRAE, directrice adjointe d’unité UMR BIOGECO et co-autrice de l’étude explique à Natura Sciences : « Le sujet des mutations génétiques héréditaires est un processus biologique fondamental qui fascine. Il est à l’origine de la variation génétique qui permet l’adaptation des organismes. » Cependant, ce phénomène est complexe. « La mutation est un processus aléatoire. La mutation d’un gène qui va donner un avantage brutal, cela se fait mais c’est rarissime. Les mutations nouvelles sont le plus souvent défavorables aux organismes. […] De plus, la plupart des traits utiles pour l’adaptation d’une plante vont être commandés par de très nombreux gènes. Chaque gène, qui apporte une petite contribution à ce trait, et chaque mutation vont ajouter à cette variation », ajoute-t-elle.
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Ainsi, ce sont ces infimes changements génétiques qui mettent en marche l’évolution. Le processus de mutation alimente le réservoir de diversité génétique qui s’accumule au cours de milliers, voire de dizaines de milliers, de générations. C’est ce réservoir de diversité qui permet aux plantes et aux animaux de s’adapter à leur environnement. « Tout cela permet donc le bon fonctionnement et l’adaptation des espèces. Le processus d’adaptation se produit d’une génération à l’autre, par sélection naturelle des individus qui sont les plus adaptés aux conditions locales », explique la directrice de recherche. L’adaptation étant un processus sur le long terme, la vitesse des changements environnementaux actuels remet en question la capacité d’adaptation, notamment des espèces aux longs temps de génération, comme les arbres. Les mutations nouvelles, qui représentent une toute petite fraction du réservoir de diversité génétique, ne permettent donc pas de suivre le rythme du dérèglement climatique actuel.
Des mutations aux origines spontanées…
Dans les cellules, les mutations peuvent être favorisées par des mutagènes, qu’ils soient physiques, biologiques ou chimiques. Pour l’angélique et le grignon franc, les chercheurs se sont penchés sur le rayonnement solaire, plus précisément les ultraviolets (UV). Les UV sont de puissants mutagènes, notamment connus pour causer le cancer de la peau chez l’humain. Les scientifiques ont comparé le nombre de mutations dans des branches situées à différentes hauteurs. Les plus hautes, constamment exposées à la lumière auraient alors davantage de mutations que les branches plus basses, moins exposées. Cependant, « nous n’avons pas trouvé de différence entre le nombre de mutations dans les branches exposées au soleil versus celles situées à l’ombre. Nous ne pouvons donc pas dire qu’il se produit davantage de mutations sous l’effet des UV », conclut Myriam Heuertz.
L’étude n’a « pas pu montrer d’effet direct des UV » sur ces mutations. Cependant, il n’est tout de même pas exclu qu’ils aient un effet mutagène sur les plantes, précise la chercheuse. Les mutations étudiées par l’INRAE semblent toutefois causées par d’autres facteurs. L’étude s’intéresse ainsi aux mutations se produisant dans les cellules somatiques des arbres. En d’autres mots, les cellules somatiques sont celles ne faisant pas partie du système reproducteur. Chez les animaux, celles-ci ne transmettent alors jamais leur ADN, et donc leurs mutations, à leur descendance. Cependant, « chez les plantes, c’est différent », assure Myriam Heuertz. « Les structures reproductrices des plantes, les fleurs, se forment plus tard dans le développement et tout au long de la croissance de l’individu. Si celles-ci se forment à partir d’une lignée cellulaire mutée lors de la croissance, la mutation “somatique » pourra se transmettre à la descendance », ajoute-elle.
… transmises à la descendance
Les cellules reproductrices des arbres à fleurs, soit les ovules et le pollen, se forment à partir de cellules non-spécialisées. « À chaque division cellulaire, une cellule a deux fois 600 millions de lettres d’ADN à copier fidèlement [pour une copie d’origine maternelle et une d’origine paternelle]. De temps en temps, il y a des accidents de copie ou de correction des cassures de l’ADN », détaille l’autrice de l’étude. Ces erreurs causent des mutations. Ce phénomène se retrouve chez tous les êtres vivants et est à l’origine de nombreuses mutations. Par exemple, sur les 600 millions de paires de lettres d’ADN, seulement 15 000 mutations nouvelles ont été identifiées. Les auteurs ont pu démontrer la transmission à la génération suivante de certaines de ces mutations, mais le taux de transmission reste inconnu.
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Lorsqu’une cellule mutée se différencie en cellule reproductrice, « il y a une possibilité de transmission de mutations somatiques dans les tissus reproducteurs. Cela est possible parce que la formation de l’ovule ou du pollen se passe après l’apparition de la mutation somatique », précise la directrice de recherche. Ces mutations sont ensuite transmises à la descendance via les graines des fruits produits par l’angélique et le grignon franc. Selon l’INRAE, ces découvertes ouvrent « de nouvelles perspectives dans la compréhension des sources de la diversité génétique des arbres ».
Un grand nombre de mutations rares
Grâce à cette étude, les chercheurs ont découvert une « absence de correspondance entre les phylogénies de mutation et la topologie de l’arbre ». En d’autres termes, la répartition des mutations dans l’arbre ne suit pas totalement la forme de ses branches. Ainsi, « la mutation se forme à un endroit. Nous la trouvons ensuite dans les tissus se produisant à partir de [cette zone] limitée. Cependant, nous ne la retrouvons pas dans tous les rameaux ou dans toutes les feuilles, seulement dans quelques cellules par-ci par-là. On ne comprend pas encore comment ces tissus mosaïques de cellules mutées et non mutées vont s’organiser dans les organes végétaux », explique Myriam Heuertz.
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Selon les auteurs de l’étude, « la majorité de ces mutations sont rares dans les tissus de ces arbres ». Cependant, si une mutation spécifique se retrouve rarement dans les cellules, cela ne signifie pas que peu de cellules d’arbres mutent. En effet, les arbres abritent un grand nombre de mutations différentes. Ainsi, « grâce à leur grand nombre, [les mutations] sont transmises aux fruits et donc à leur descendance ». « Ces mutations rares ignorées auparavant permettent d’alimenter le réservoir de diversité génétique de ces espèces tropicales. Cette nouvelle matière première est essentielle pour permettre aux espèces de s’adapter sur des temps longs, […] si leurs populations sont suffisamment grandes et les changements environnementaux suffisamment modérés », alertent les auteurs.