À la COP28, beaucoup considèrent que l’océan fait partie de la solution pour limiter les émissions de CO2. En géo-ingénierie, plusieurs pistes sont à l’étude pour optimiser la capacité des puits de carbone. Mais elles ne sont pas sans conséquence pour les écosystèmes. Natura Sciences fait le point avec l’océanographe Jean-Pierre Gattuso.
Au cœur des négociations de la COP28 à Dubaï se trouve l’impérieuse question de sortie des énergies fossiles. Le but : que les émissions de gaz à effet de serre mondiales cessent de croître le plus rapidement possible. En parallèle, politiques, entreprises et scientifiques cherchent à préserver et à optimiser les puits de carbone naturels. Parmi eux, l’océan semble représenter une opportunité indéniable de capture du dioxyde de carbone d’origine anthropique.
Dans le même temps, ce vaste manteau bleu, qui recouvre 70% de notre planète, subit des menaces notoires. Aujourd’hui, l’océan est à la fois l’un des écosystèmes les plus méconnus et les plus fragiles, mais est porteur d’espoir. À l’occasion de la COP28, Natura Sciences s’est entretenu avec Jean-Pierre Gattuso, directeur de recherche au laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer rattaché au CNRS et co-auteur du cinquième rapport du Giec. Au fil de cet échange, cet expert scientifique explique dans quelle mesure, et dans quelles limites, l’océan peut contribuer à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.
Lors de son passage à la COP28 à Dubaï, Emmanuel Macron a affirmé que « la nature est la meilleure technologie à notre disposition pour absorber et capter du CO2 ». Comment interprétez-vous ces propos ?
Jean-Pierre Gattuso : Sur un plan strictement scientifique, Emmanuel Macron a raison. Les activités humaines génèrent chaque année environ 40 milliards de tonnes de CO2. 90% sont liées à l’utilisation d’énergies fossiles et 10% à la déforestation. Sur ces 40 milliards de tonnes, il n’en reste que 50% dans l’atmosphère. C’est grâce à la biomasse continentale et à l’océan. Par conséquent, il est vrai que l’océan et les forêts comptent parmi nos meilleurs alliés pour contraindre le changement climatique.
Mais il ne faut pas oublier que ces puits ne sont pas éternels. Ils ne vont pas continuer à pouvoir absorber des quantités croissantes de CO2. Leurs capacités sont limitées. Par exemple, une forêt qui brûle, ce n’est plus un puits. Au contraire, c’est une source gigantesque. En ce qui concerne les écosystèmes à carbone bleu (mangroves, marais maritimes et herbiers de phanérogames), il est très perturbant que des crédits carbone soient octroyés pour la conservation de mangroves. C’est une excellente idée de les conserver certes, mais pas pour stocker du CO2. Preuve en est, en 2015 au nord-est de l’Australie, 40 millions d’arbres, qui composaient une gigantesque mangrove, sont morts. La cause n’était pas un incendie mais El Niño, qui a provoqué un bas niveau marin.
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Si cette mangrove avait été restaurée, on aurait donné des crédits carbone à Nestlé, Airbus ou Microsoft. Ces compagnies auraient pu se targuer d’être neutres en carbone. Mais ces crédits auraient été donnés pour rien, parce que le CO2 est retourné dans l’atmosphère. La permanence des puits est un élément extrêmement important à prendre en compte.
Une nouvelle étude publiée dans Nature révèle que la capacité de stockage du CO2 atmosphérique de l’océan serait 20% supérieure à ce qu’estimait le Giec dans son dernier rapport. Est-ce une bonne nouvelle ?
C’est une bonne nouvelle pour le climat. Pas pour l’océan. Lorsque le CO2 se dissout, il augmente l’acidité de l’eau de mer. Cela est très problématique pour de nombreuses espèces telles que le plancton, les coraux, les huîtres ou les moules. Leurs coquilles et squelettes se composent de carbonate de calcium [un minéral composé d’ions carbonate et d’ions calcium, NDLR]. Le calcium ne manque pas dans l’océan. Mais, lorsque l’océan s’acidifie, la concentration en ions carbonates diminue. En effet, l’excès de CO2 dans l’océan aboutit à une diminution du carbonate. Dans ce cas, la croissance des coquilles et des squelettes est compromise. Certains organismes voient leur croissance ralentie. D’autres croissent à une vitesse normale, mais ont des trous dans leurs structures.
Le souci est que depuis la période préindustrielle, l’acidité de l’eau de mer a augmenté d’à peu près 30%. Dans le même temps, la teneur en carbonates dans l’océan a diminué de 30%. Les scientifiques estiment que l’acidification de l’océan pourrait encore doubler, voire tripler, d’ici 2100.
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Ce taux de variation est sensiblement le même partout dans le monde. Mais dans les mers froides, l’eau est naturellement plus acide que dans les zones tempérées et tropicales. C’est notamment le cas de l’océan Austral et de l’Arctique. L’acidification liée aux émissions de CO2 d’origine anthropique y rend, à certaines périodes, l’eau de mer corrosive vis-à-vis du carbonate de calcium. Dans ce cas, même les espèces ayant achevé leur croissance sont menacées. Leurs squelettes et coquilles matures se dissolvent en raison de la corrosion liée à l’excès de CO2.
En dépit de ce triste tableau, est-il tout de même pertinent de continuer à compter sur l’océan pour lutter contre les émissions de gaz à effet de serre ?
Parmi les solutions que l’océan peut fournir, certaines sont absolument décisives. Ce sont les énergies marines renouvelables. Il y a aussi des approches qui visent à éliminer du CO2 de l’atmosphère par différents moyens. Elles sont regroupées sous le signe CDR (« carbon dioxyde removal », soit l’élimination du dioxyde de carbone). Celles-ci peuvent être de trois sortes : naturelles, technologiques ou hybrides.
Que pensez-vous des méthodes d’élimination du dioxyde de carbone marin naturelles ?
Les solutions naturelles reposent sur la conservation et la restauration des écosystèmes à carbone bleu. De façon naturelle, ces écosystèmes stockent du carbone dans le sol. Notons toutefois que, vis-à-vis de l’objectif d’atteindre la neutralité carbone, ces solutions naturelles ont une efficacité qui n’est que très relative. En 2019, dans le chapitre sur l’Océan et la cryosphère, dont j’ai coordonné la rédaction, le Giec estimait que la restauration des écosystèmes à carbone bleu pourrait permettre de capter environ 0,5 % des émissions de CO2 annuelles liées aux activités humaines à l’échelle mondiale. Ce n’est pas beaucoup, mais tout compte. Il n’y a pas de solution magique de toute façon.
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En clair, il n’est pas pertinent de préserver les écosystèmes à carbone bleu uniquement pour leur capacité de stockage. Leur capacité à piéger le CO2 fait partie d’une palette étendue de co-bénéfices rendus possibles par les actions de restauration et de conservation : protection des rivages de l’érosion, maintien de la biodiversité, sécurité alimentaire, etc. Par exemple, les écosystèmes à carbone bleu représentent souvent des nurseries dans lesquelles les poissons viennent se reproduire. En quelque sorte, le stockage du carbone est secondaire par rapport à ces avantages primaires.
Dans ce cas, les solutions technologiques sont-elles à privilégier ?
La géo-ingénierie étudie plusieurs pistes pour optimiser le stockage de carbone dans les océans tout en préservant la biodiversité. À l’heure actuelle, la plus prometteuse est l’alcalinisation de l’océan. Pour le moment, les recherches sont toujours en cours. Ce procédé repose sur l’ajout dans l’océan de substances alcalines. Pour cela, il faut broyer des roches alcalines, telles que l’olivine ou le carbonate de calcium, pour les verser dans l’eau sous forme de poudre. Pour favoriser la réaction, les poudres de roche doivent être répandues sur la plus large surface possible. La réussite du procédé nécessite que la roche alcaline se dissolve le plus rapidement possible dans l’eau.
Le but est de rééquilibrer le pH acide de l’eau. Quand on augmente l’alcalinité de l’eau de mer, on lui permet d’absorber plus de CO2, en le stockant sous une forme neutre. L’alcalinité transforme le CO2 en carbonate ou bicarbonate. Ainsi, le CO2 peut être stocké pour des milliers, voire des dizaines de milliers d’années. Il ne pose aucun problème à la vie marine et ne s’échange pas avec l’atmosphère.
Cela représente l’accélération d’un processus tout à fait naturel. À l’échelle géologique de la terre, à chaque fois qu’il y a eu un épisode de CO2 élevé, par exemple à cause d’un excès d’activité volcanique, c’est exactement ce qu’il s’est passé. L’érosion des roches terrestres a apporté de l’alcalinité en mer qui a permis de faire diminuer le CO2 atmosphérique.
Dit comme ça, cette solution a l’air superbe. Mais n’a-t-elle pas des limites ?
Il y a effectivement des réserves à émettre. Lorsque l’on sort du cadre de la recherche, l’alcalinisation semble difficile à mettre en place à plusieurs égards. Premièrement, pour disposer de suffisamment de roches alcalines, il faudrait creuser beaucoup de mines. À l’échelle mondiale, cela représenterait l’équivalent de l’exploitation du charbon aujourd’hui.
L’alcalinisation des océans va de pair avec des besoins considérables en extractions, transports et énergie. Cela représente énormément d’extractions, de transport, d’énergie utilisée pour réduire ces roches en poudre.
Un autre problème est que pour que le processus fonctionne correctement, il faudrait répandre la poudre de roche de façon très étendue et très régulière. Cela signifie qu’il faudrait utiliser de nombreux bateaux pour déverser les roches directement en mer. De fait, cela provoquerait davantage de pollution.
Cela signifie-t-il qu’il faille abandonner cette idée ?
Il y a une autre façon de procéder. La réaction ne fonctionne pas uniquement avec l’eau de mer. Il est possible de reproduire le mécanisme sur terre, dans des réacteurs. Il y a des gens qui réfléchissent actuellement à exploiter les eaux usées naturellement acidifiées pour cet usage. [Entre autres, l’université de Californie (UCLA), par l’intermédiaire de sa startup Sea Change, a annoncé la mise en place de deux systèmes pilotes d’ici la fin de l’année, NDLR.] L’idée serait d’utiliser ce procédé pour provoquer des échanges avec le CO2 atmosphérique à terre. Ensuite, l’eau riche en carbonates et en bicarbonates serait rejetée en mer.
Pouvons-nous en conclure qu’il est préférable d’opter pour l’alcalinisation de l’eau sur terre ?
Tout dépend de la méthode employée. En fait, il existe deux procédés pour parvenir à alcaliniser une eau acide. Nous avons évoqué la première précédemment. La seconde repose sur l’électrolyse de l’eau. Dans ce cas, la réaction entre l’eau et la substance alcaline est provoquée par un courant électrique. Le problème, c’est que pour faire de l’électrolyse, il faut de l’énergie. Cela implique de se poser la question de la source de l’énergie. Si elle est solaire ou éolienne, c’est bien. Mais si c’est de l’énergie fossile, c’est tout faux.
En plus de cela, les roches alcalines elles-mêmes peuvent représenter un risque pour les écosystèmes. Certaines de ces roches contiennent des métaux traces potentiellement toxiques, comme le nickel ou le manganèse.
S’il existe autant de réserves sur l’alcalinisation de l’eau, est-il pertinent de considérer cette solution dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique ?
Il faut poursuivre les recherches car il reste actuellement des trous dans la raquette des connaissances. Par ailleurs, nous avons publié le 27 novembre dernier, dans la revue State of the Planet, un document intitulé Guide des meilleures pratiques en matière de recherche sur l’amélioration de l’alcalinité des océans. À l’heure actuelle, nous ne sommes absolument pas des promoteurs de cette activité. Nous ne disons pas qu’il faut mettre cette activité en œuvre. Il serait absolument désastreux de mettre cette technique en route sans disposer des connaissances nécessaires.
Il existe d’autres techniques de géo-ingénierie, mais c’est celle-ci qui a le vent en poupe en ce moment. Elle comporte des risques, mais c’est celle qui a le meilleur potentiel. Bien meilleur que les autres.
Quelles autres pistes la géo-ingénierie met-elle sur la table ?
La fertilisation a longtemps eu les faveurs de nombreux acteurs. Certaines zones de l’océan sont naturellement oligotrophes. Cela signifie qu’elles manquent de sels nutritifs, en particulier de fer. Un chercheur américain avait montré que l’adjonction de petites quantités de fer pouvait stimuler la photosynthèse. Ainsi, il était possible de faire plus de production primaire, c’est-à-dire de biomasse. [De cette façon, la capacité du milieu à absorber du CO2 augmente, NDLR].
Il y a eu sept ou huit expériences de fertilisation mises en œuvre sur le terrain. Celles-ci ont montré qu’en ajoutant du fer dans l’océan Austral par exemple ou dans le Pacifique équatorial, on stimulait la production primaire à tel point qu’il était possible de percevoir le bloom phytoplanctonique – de l’eau verte – depuis l’espace. Dans l’océan Austral, la tache faisait 100 kilomètres.
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Le problème, c’est qu’une grande partie du carbone excédentaire fabriqué par les microalgues est recyclée dans la couche de surface. Cela crée une circularité qui n’est pas tout à fait favorable. Il est possible que cet apport excédentaire en matière organique, même s’il est faible, conduise à augmenter les zones sans oxygène.
Cette approche avait reçu beaucoup d’attention dans les années 1980 et au début des années 1990. Depuis, beaucoup de collègues l’ont critiquée. On n’en entendait plus parler. Mais aujourd’hui, des chercheurs de Woods Hole Oceanographic Institution remettent cette méthode en avant. Ils y retravaillent pour parvenir à démontrer que c’est une méthode qui peut être utile.
Le fait que la géo-ingénierie œuvre pour trouver des solutions technologiques pour stocker le CO2 dans les océans ne laisse-t-il pas planer le risque d’une politique solutionniste, qui éviterait de régler le problème des émissions à la source ?
Absolument. Il faut bien se souvenir que les scénarios du Giec montrent que pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, il faut faire des méthodes de CDR. C’est indispensable. Sinon, on ne peut pas atteindre les objectifs.
Mais le CDR est là pour éliminer le CO2 résiduel. C’est-à-dire le CO2 restant, une fois que l’on a réduit les émissions. Une fois que l’on a réduit, voire arrêté, l’utilisation des combustibles fossiles. Il restera toujours des émissions inévitables. L’aviation, par exemple, ne sera pas neutre en carbone à la fin du siècle. Idem pour l’agriculture, qui émettra toujours du protoxyde d’azote et du méthane, ne serait-ce que pour produire du riz.
Le Giec dit que les méthodes de CDR sont super pour nous aider à atteindre la neutralité carbone. Mais faire du CDR sans réduire les émissions en amont, c’est absolument stupide. Or, beaucoup de politiciens sont technophiles et pensent que la technique va sauver l’humanité. Mais pour le moment, aucune solution n’a montré son efficacité ni son innocuité. Donc, se baser sur des techniques qui ne sont même pas au point pour retarder l’utilisation des combustibles fossiles, c’est tout à fait contre-productif et stupide.