Parmi tant d’autres opérations spéciales, le Black Friday témoigne du nouveau modèle économique de la fast fashion. Entretien avec la sociologue Majdouline Sbai, auteur du livre « Une mode éthique est-elle possible? » (éditions Rue de l’échiquier, 2018) pour un décryptage d’opérations spéciales qui se développent au détriment de la qualité des produits.
Natura Sciences : Le Black Friday n’est pas annulé malgré la crise sanitaire. Dans le contexte actuel, que penser d’une telle opération alors que les magasins ont vu leur chiffre d’affaires s’écrouler cette année ?
Majdouline Sbai : Le réassort est devenu permanent dans les magasins en ligne ou physique. L’augmentation de la fréquence de l’arrivée de nouveautés ayant pour objectif de « battre la concurrence » et d’augmenter les volumes de vente. Les soldes sont devenues permanentes au travers de ventes privées, d’opérations spéciales, dans lequel s’inscrit le Black Friday. Même si la législation est censée les réguler. Paradoxalement, au lieu de trouver des débouchés pour des fin de stocks, aujourd’hui, elles favorisent le gaspillage vestimentaire avant l’achat ou après. Et ce, parce qu’un achat fait « parce que ce n’est pas cher » ne sera pas forcément porté.
Les soldes permanentes entraînent une perte de repère sur la « vraie » valeur des produits. Elles créent une perte aussi au niveau des bénéfices des entreprises et contribuent à dégrader la qualité des produits proposés. Aujourd’hui 50% des vêtements sont vendus avec une décote allant jusqu’à 80% parfois.
La vente en ligne continue alors que la fréquentation des magasins chute, même avec le click and collect. La situation peut-elle s’inverser avec la réouverture des magasins?
Majdouline Sbai : Dans le contexte sanitaire, les ventes en ligne sont passées de 15 à 23% cette année. Même avec le déconfinement, on peut imaginer que les mesures de prévention et la fermeture des lieux de loisirs dans les villes (restaurant, café, etc) vont continuer à être un frein pour les magasins physiques. L’attrait de la sortie en ville pour effectuer des achats risque d’être freiné par l’ambiance générale. C’est donc probablement l’offre en ligne qui en profitera davantage.
En d’autres termes, ce genre d’opération ne marchait pas hier pour rendre plus durable la filière française. Cela ne marchera pas plus aujourd’hui . Et franchement ce n’est pas le moment ! Surtout si on a pour objectif de sauver les centres-villes de ville moyenne qui depuis des années sont sinistrés et qui le seront encore plus à la sortie de la crise. C’est une alerte qu’il est temps de davantage réguler les périodes de soldes.
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Comment les marques doivent-elles se réadapter pour survivre à la crise sanitaire?
Majdouline Sbai : Je crois davantage au « Green commerce » lancé par des créateurs locaux comme ceux de Fashion Green Hub et aux autres initiatives en faveur du commerce de proximité. On préférerait voir, y compris de la part des grandes entreprises, un mouvement en faveur du « bien fait en France et vendu localement au juste prix » que cette profusion de promotions.
Les consommateurs ont fait l’expérience de la vulnérabilité profonde de notre modèle de société ces derniers mois. Cette expérience peut être fondatrice de nouveaux modes de vie et de consommation. Le ralentissement tant souhaité pour être en phase avec les enjeux planétaires est arrivé dans des circonstances anxiogènes.
Avec les enjeux environnementaux, il faut se demander quelles doivent être les matières du 21e siècle. Ce ne peut pas être les mêmes que celles d’aujourd’hui. Plein de nouvelles filières naturelles sont à créer. Cette évolution sera bénéfique pour tout le monde car au lieu de réduire leurs marges en raison de soldes permanentes, les marques pourront retrouver de la rentabilité et des capacités d’investissement. C’est le modèle économique même qui doit redevenir éthique. L’enjeu aujourd’hui est de vendre à la demande. Il faut refaire l’éloge de la rareté. Les grandes marques ont un train de retard par rapport aux nouveaux modèles économiques mis en place par des jeunes marques qui fonctionnent très bien et qui sont sur des ruptures de stock. Elles font des mini-séries et assoient leur notoriété sur la notion d’exclusivité.
Concrètement, que peuvent-elles faire?
Majdouline Sbai : Les vêtements ont tellement été bradés et dévalorisés que les gens ne veulent plus payer le prix qui serait juste. La majorité attend les soldes à -70% pour acheter quelque chose. Il faut revaloriser la production, réinvestir dans les matières premières. Il faut faire moins, mais mieux, et les gens accepteront d’acheter au prix juste.
Les marques peuvent, comme certaines l’ont fait, ouvrir un nouveau dialogue avec leur « communauté de clients » et partager avec eux les défis que nous avons en commun. Très concrètement, par exemple, la relocalisation permettrait aux entreprises françaises d’être moins vulnérables face aux crises internationales. Elle permettrait également de réduire le sur stockage mais d’être plus agile sur la composition de leur offre et de leur collection, en fabriquant à la demande. Il faut aussi une stratégie plus solide sur le marché de la seconde main qui continue d’augmenter considérablement mais qui pourrait créer plus de valeur et d’emplois locaux.
Les humains ont besoin de s’habiller, pas de posséder des vêtements et accessoirement d’en accumuler. On peut tout imaginer : louer des vêtements, les réparer, refaire soi-même des vêtements à partir de ses anciens vêtements. Enfin, il faut porter des vêtements de seconde main. Cela ne détruira pas forcément l’emploi car il y aura la création de filières de réparation, de recyclage, d’upcycling et de conception de nouvelles matières.
Propos recueillis par Matthieu Combe