Partout en France, des ressourceries du théâtre et du cinéma se développent depuis une dizaine d’années afin d’offrir une seconde vie aux décors du septième art et du spectacle vivant. Alors qu’ArtStocK, la doyenne de ces associations collecte chaque année jusqu’à 300 tonnes de matériaux, la Ressourcerie du cinéma de Montreuil (93), créée en 2020, a collecté 100 tonnes de décors en huit mois … une goutte d’eau dans l’océan.

Dans un hangar de 800 m2, un vitrail plus vrai que nature côtoie la reconstitution en polystyrène d’une montagne verdoyante, des reproductions de portes d’hôpital et même une série de plaques funéraires factices. Depuis octobre dernier, Karine d’Orlan de Polignac, Jean-Roch Bonnin, Isabel Hébert, les salariés et bénévoles de la Ressourcerie du cinéma prennent leurs marques à Montreuil (93), en banlieue parisienne. « Le collectif Éco-déco a réfléchi pendant sept ans à des solutions pour éviter de jeter les décors. Nous avons lancé la Ressourcerie en 2020 mais nous venons de déménager dans ce local de 800 m2, qui en fera bientôt 1.300 grâce à des mezzanines », explique la cofondatrice du lieu, Karine d’Orlan de Polignac.
L’espace plus grand permet à l’association de collecter les décors de tournages pour les louer ou les vendre à d’autres cinéastes, des théâtres ou des escape games mais aussi à des particuliers et des professionnels du bâtiments. « Jusque dans les années 1980, la norme était de stocker les décors puis les réutiliser. Étant donné la hausse du prix du mètre carré en Ile-de-France et la baisse des coûts des matériaux, les productions jettent et reconstruisent. Pourtant, les chefs décorateurs savent que dans les bennes, certains matériaux sont neufs et pourraient resservir », déplore Karine d’Orlan de Polignac. Pourtant, Valérie Valéro, cheffe décoratrice explique : « Les décors représentent 20% de l’impact environnemental d’un tournage. Un tournage moyen génère environ 15 tonnes de déchets ».
Des tonnes de décors jetés dans le cinéma comme dans le spectacle vivant
Le spectacle vivant n’est pas en reste puisque chaque pièce de théâtre ou opéra rime bien souvent avec des tonnes de décors jetées. Afin de leur offrir une seconde vie, l’association ArtStocK réemploie depuis 2008 les décors du Théâtre des Champs Élysées, de l’Opéra de Lyon ou encore du Théâtre du vieux Colombier. À sa tête, Yann Domenge, metteur en scène : « Je ne pouvais pas remplir des salles de spectacle, faire rêver les gens et me moquer de jeter des tonnes de décors dans des bennes ».
Basée à Blajan en Haute-Garonne, l’association a récolté depuis ses débuts 6.342 tonnes de décors, à raison de 150 à 300 tonnes de matériaux par an. Éléments en bois, métaux et tissus sont récoltés et revendus 50% moins chers que les prix du marché à des professionnels de la culture mais aussi à des particuliers. « Nos spécialistes du bois ou des métaux réceptionnent les décors, les démantèlent, nettoient la matière puis la revendent, explique Yann Domenge. Notre taux de revalorisation était de 98,97% en 2020″. Certains éléments de décor, comme un immense sphinx issu du spectacle musical Aïda au Stade de France, sont également loués dans le cadre de tournages ou d’expositions.
« Il est urgent de repenser notre façon de traiter les décors »
Chef machiniste du Théâtre des Champs Elysées, partenaire historique d’ArtStocK, François Renaut note une prise en compte grandissante de la quantité de décors gaspillés dans le spectacle vivant : « Il y a trente ans, nous jetions des tonnes d’éléments encore neufs à la benne. Dans les années 1990, les subventions à la culture permettaient de racheter sans cesse des décors neufs, personne ne se posait alors la question du réemploi ». Aujourd’hui, le Théâtre des Champs Élysées entrepose systématiquement ses décors avant de les réutiliser, les confier à d’autres théâtres ou les adresser à ArtStocK. « Il faut déconstruire de vieilles habitudes afin d’inciter à recycler les décors », martèle Valérie Valéro.
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La cheffe décoratrice appelle à une prise de conscience généralisée : « En 2019, j’ai été alertée quant à la pénurie à venir de plusieurs matériaux utilisés sur les tournages, comme le zinc. Il est urgent de repenser notre façon de traiter les décors utilisés ». Une thématique dont semble se saisir une nouvelle génération de créatifs et créatives du cinéma et du spectacle vivant, plus prompte à penser au réemploi de leurs décors. « Beaucoup de jeunes s’impliquent par exemple dans le design inversé et trouvent plus stimulant de travailler à partir de matériaux de réemploi », note la cheffe décoratrice, qui anime par ailleurs un module de sensibilisation auprès des étudiantes et étudiants en première année au sein de La Fémis.
De nombreuses initiatives et autant de façon de réemployer les décors
Vente de matières premières ou d’objets manufacturés pour ArtStocK, location et vente de décors ou réemploi de feuilles décors qui constituent 60% des éléments collectés par la Ressourcerie du cinéma de Montreuil : chaque association adopte sa méthode afin d’offrir une seconde vie aux décors du cinéma et du spectacle vivant. Depuis 2018, ArtStocK est à l’initiative d’un réseau national : le Réseau des ressourceries artistiques et culturelles (Ressac). Celui-ci regroupe sept structures dont la Réserve des arts à Marseille, la Ressourcerie du spectacle à Vitry-sur-Seine et la Ressourcerie du cinéma à Montreuil. « Le but est d’accompagner les structures afin de stabiliser leur modèle économique et que le territoire français soit mieux couvert », explique Yann Domenge.
En Normandie, Show Bis, association créée pendant le premier confinement par Claire Nini, journaliste culturelle et Jean Boog, chorégraphe, projette, elle, de confier le matériel et les décors de spectacle récoltés en France à des artistes du continent africain. « Nous nous sommes rendus compte qu’en dehors des Instituts français, les artistes du continent africain manquent de lieux indépendants et de moyens matériels pour se produire. Parallèlement, en France, nous jetons énormément », explique Claire Nini. Chaillot, la Maison des métallos ou le Centre national de la danse de Pantin sont ainsi partenaires de cette initiative visant à acheminer du matériel vers l’Afrique dès 2022. « Nous prenons notre temps et réfléchissons notamment à la manière la moins polluante d’acheminer ces conteneurs », détaille Claire Nini.
« Il faut que des politiques soutiennent ces démarches »
« Une prise de conscience opère depuis une dizaine d’années mais il faut que des politiques soutiennent ces démarches et le travail de ces associations », avance François Renaut. Actuellement en France, la loi n’encadre que peu le réemploi des décors du spectacle vivant. Côté cinéma, le plan « Action ! », lancé en 2021 par le Centre du cinéma et de l’image animée prévoit de conditionner les aides de l’institution « au respect de certaines obligations ». Le collectif Eco prod, conseille, lui, dans son guide de bonnes pratiques d’avoir systématiquement recours « aux ressourceries pour la création et la fin de vie des décors et scénographies qui participent du développement des réseaux de réserves scénographiques ». Optimiste mais sans angélisme, Yann Domenge explique : « Les choses commencent à bouger au niveau du Ministère de la culture mais c’est lent, je pense que nous en sommes seulement aux balbutiements ».