Dans le rapport de synthèse de sa sixième évaluation, le GIEC rappelle que l’étau se resserre autour de l’humanité pour limiter le réchauffement climatique en dessous de 2°C. Le GIEC affirme que cela est possible, a fortiori que le monde dispose de ressources financières nécessaires. Mais comment les mobiliser ? Pour le comprendre, Natura Sciences s’est entretenu avec Jean-Charles Hourcade, économiste et co-auteur du GIEC.
Il est grand temps que le monde se mette en état de marche pour lutter efficacement contre le dérèglement climatique. Ce lundi 20 mars, le Groupe d’experts intergouvernementaux sur le climat (GIEC) a sorti son dernier rapport, synthèse de trois volets et de trois rapports spéciaux, fruit de huit années de travail. Dans ce dernier chapitre de la sixième évaluation du groupe, les 93 auteurs confirment leurs alertes édifiantes. Désormais, pour parvenir à limiter le réchauffement climatique à 1,5°C à la fin du siècle, des actions doivent immédiatement être mises en œuvre. L’urgence est d’autant plus grande que le texte indique que la trajectoire prévue à l’horizon 2030 des émissions de gaz à effet de serre mondiales rend « probable que le réchauffement dépasse 1,5°C au cours du XXIème siècle et rendent plus difficiles à limiter le réchauffement en dessous de 2°C ».
Or, si la hausse des températures n’est pas endiguée, près de la moitié de l’humanité devra subir les conséquences du dérèglement climatique. En effet, le GIEC rappelle que « 3,3 à 3,6 milliards de personnes vivent dans des contextes très vulnérable au changement climatique ». Dans ce rapport, les experts du climat indiquent également que tous les moyens d’actions contre le dérèglement climatique existent et sont connus. De plus, le GIEC assure le monde dispose de ressources financières suffisantes pour faire face au dérèglement climatique. C’est à ce sujet que Natura Sciences s’est entretenu avec Jean-Charles Hourcade, économiste spécialiste de l’économie du climat, qui a largement contribué à la rédaction de la partie du rapport concernant les liens entre finance et action climatique à court terme.
Natura Sciences : Comment établir un lien entre lutte contre le changement climatique, besoins d’investissements et bénéfices économiques ?
Jean-Charles Hourcade : Dans ce dernier rapport, nous affirmons que « les avantages économiques et sociaux mondiaux de la limitation du réchauffement climatique à 2°C dépassent le coût de l’atténuation dans la plupart des publications évaluées ». C’est la première fois que le GIEC ose dire cela. Nous précisons également que pour accélérer l’action climatique, « des réformes fiscales, financières, institutionnelles et réglementaires » sont nécessaires. De plus, nous rappelons qu’il faut intégrer « les actions climatiques aux politiques macroéconomiques ». Cela signifie que les politiques climatiques doivent être des leviers au service de politiques de court terme. La politique climatique doit s’insérer dans une politique d’ensemble.
Dans son dernier rapport de synthèse, le GIEC indique que « si les objectifs climatiques doivent être atteints, le financement de l’adaptation et de l’atténuation devrait être multiplié par plusieurs ». Peut-on quantifier cette donnée de façon plus précise ?
Nous n’avons délibérément pas mis de chiffre dans ce rapport car il s’agit d’une synthèse et que le problème est complexe. En fait, les financements nécessaires pour l’adaptation dépendent des infrastructures préexistantes. Dans un pays où les logements sont convenables et l’accès aux commodités faciles, les besoins seront moindres et inversement. Donc, les principales difficultés pour l’adaptation dans les pays en développement, c’est ce que l’on appelle le sous-investissement initial en infrastructures. Par définition, les pays en développement manquent d’équipements basiques tels que de bons logements ou l’accès à l’eau. Or, pour rattraper ce retard d’investissement, qui est d’environ 30%, les besoins financiers sont énormes.
« Dans le monde, il y a 56 millions de millionnaires qui détiennent à peu près la moitié de l’épargne mondiale. Plutôt que d’investir dans un appartement, des produits de luxe ou des tableaux, ces millionnaires doivent rediriger leur argent et le placer dans le bas carbone. »
Jean-Charles Hourcade, co-auteur du GIEC
Le problème qui s’ajoute à cela est qu’il faudrait être capable de différencier ce qui relève de l’adaptation et du rattrapage d’investissements manquants. C’est essentiel car dans les pays en développement, il faut rattraper le retard sur les besoins de base, et rediriger d’autres financements vers l’adaptation. Et en ce qui la concerne, il faut vraiment être vigilant. Il ne faut pas financer n’importe quoi en son nom. C’est pour cela qu’il faut l’associer à la réduction des cadres d’investissements pour les besoins de base, compatibles avec un développement soutenable.
Comment expliquer que le GIEC estime que « les besoins annuels moyens en investissements d’atténuation modélisés pour 2020 à 2030 dans les scénarios qui limitent le réchauffement à 2°C ou 1,5°C sont d’un facteur de trois à six fois supérieur aux niveaux actuels » ?
Il ne faut pas oublier que sur la partie atténuation, il y a déjà un sous-investissement. Les gens ont en tête que c’est de l’argent qu’il faut dépenser en plus. En réalité, c’est de l’argent que l’on aurait déjà dû dépenser. Avant d’avoir besoin de beaucoup de milliards pour l’adaptation, il faut beaucoup de milliards pour le développement.
Le rapport indique qu’il « existe suffisamment de capitaux et de liquidités mondiaux pour combler les déficits d’investissement mondiaux ». Où les trouver ?
Dans le monde, il y a 56 millions de millionnaires qui détiennent à peu près la moitié de l’épargne mondiale. Plutôt que d’investir dans un appartement, des produits de luxe ou des tableaux, ces millionnaires doivent rediriger leur argent et le placer dans le bas carbone. Mais cela n’est possible que si le profil de risque de ces investissements devient favorable. Par conséquent, il faut une intervention publique sous forme de garanties, et non de subvention. L’avantage de la garantie publique est qu’elle rend possible un effet levier. Celui-ci permet de multiplier jusqu’à dix ou quinze le montant de l’investissement de départ.
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Dans les faits, il suffit de dix pays du Nord qui s’accordent pour mettre en place des systèmes de garanties publiques pour financer la transition dans les pays en développement. Il y a assez d’argent. Il faut juste faire de la réorientation.
« Mais il existe des obstacles à la réorientation des capitaux vers l’action climatique, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du secteur financier mondial ». Que cela signifie-t-il ?
Cette problématique de réorientation des capitaux est liée à de mauvaises conditions macroéconomiques. C’est notamment le cas dans les pays très endettés, à cause de la gestion de la dette. C’est pour cela que nous indiquons que « la réduction des obstacles au financement pour augmenter les flux financiers nécessiterait un signal clair et un soutien de la part des gouvernements ». Pour y parvenir, il est essentiel d’aboutir à une coopération entre le public et le privé. Cela permettra de baisser les risques d’investissements.
Si les investissements dirigés vers les projets fossiles ne baissent pas, faudra-t-il davantage de financements pour la transition vers un modèle climatiquement résilient ?
Soyons clairs, investir davantage dans la transition écologique implique de moins investir dans les projets très carbonés. Mais il faut le faire avec cohérence. Prenons un exemple. En ce moment, une autoroute est en cours de construction entre Poitiers et Limoges. Cet axe de circulation favorise le déplacement en voiture. Aujourd’hui, la majeure partie des véhicules qui roulent en France ont un moteur thermique. Dans ce contexte, il est normal que des entreprises continuent d’investir dans les énergies fossiles. Pour que ces véhicules roulent, il faut du pétrole. Là, ce n’est pas l’entreprise mais bien le choix politique qui crée le besoin.
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Donc, dans ce cas, cela veut dire qu’il faut travailler sur les questions d’urbanisme, de mobilités, les problématiques de déplacement entre la ville et la campagne pour que les besoins de carburant baissent. Et la solution ne peut pas seulement être la transition vers le véhicule électrique.
C’est pour cela qu’il faut bien comprendre que les investissements sont conditionnés à des décisions politiques. Si nos usages ne changent pas, nous allons continuer à avoir besoin de pétrole. C’est pour cela qu’il faut œuvrer pour rendre les énergies alternatives réellement efficaces. Ce n’est qu’à ce titre que les investissements pétroliers baisseront.
Cela revient-il donc à dire qu’il faut, avant tout investissement, une action politique forte, claire et structurée ?
L’action politique et structurée est nécessaire, à condition qu’elle ne soit pas arbitraire. C’est pour cela que l’histoire des garanties est importante. Il faut des décisions publiques tout en veillant à ne pas se retrouver piégé par des points bloquants. En clair, il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas d’obstacle à la mise en place d’une politique. Par exemple, pour choisir entre le nucléaire et l’éolien, le politique doit tenir compte des éventuelles résistances et contraintes. C’est en cela que le choix ne peut être arbitraire. La démocratie doit être là pour gérer les controverses et prendre les bonnes décisions. Évidemment, celles-ci peuvent évoluer dans le temps. Mais les premiers jalons qui vont dans le sens d’une réduction des besoins énergétiques doivent être fixés.
Les organismes bancaires privés ont-ils également un rôle à jouer dans la réorientation des capitaux ?
Oui, mais attention à ne pas se méprendre. Il ne suffit pas d’arrêter d’investir dans les projets fossiles pour réorienter les capitaux vers une transition soutenable. Une banque peut très bien faussement verdir son portfolio. Pour le comprendre, prenons l’exemple d’un investissement dans une agence immobilière. A priori, c’est un placement qui ne favorise pas directement les émissions de carbone. Pourtant, cette activité entraîne une grande spéculation financière. Or, ceci n’est pas souhaitable dans un contexte de développement soutenable.
Pour y parvenir, il faut, comme nous l’indiquons dans ce rapport lever les « barrières à la réorientation des capitaux vers l’action climatique ». Celles-ci sont de diverses natures : légales, de compétences, d’intérêts locaux, ou encore d’acceptation des populations.
Est-ce pour cette raison que le GIEC indique que les actions d’atténuation et d’adaptation doivent être prises « avec une participation effective des peuples autochtones, des communautés locales et des populations vulnérables » ?
Évidemment. Cette mention est très importante pour les pays en développement. Ils y tiennent car ils ne veulent pas que les autres puissances leur imposent des choses. Toutefois, cela vaut pour nous aussi. Il faut que les actions soient adaptées aux acteurs locaux. À condition qu’eux-mêmes jouent le jeu de la lutte contre le dérèglement climatique.
Pensez-vous que la condition sine qua non à la transition vers un système mondial permettant de lutter efficacement contre le dérèglement climatique est une coopération internationale solide ?
Évidemment, tout cela ne tient que s’il y a une coopération mondiale. C’est pour cela que le GIEC précise à la fin du rapport que « la coopération internationale est un catalyseur essentiel pour parvenir à des mesures ambitieuses d’atténuation, d’adaptation et de développement résilient au changement climatique ». Malheureusement, je ne pense pas que cela arrivera demain ni dans les trois mois qui viennent. Aujourd’hui, il faut accorder une importance majeure à l’évolution de la géopolitique mondiale. Observer les actions des grandes puissances est capital. Beaucoup plus que celles des entreprises privées, aussi polluantes soient-elles.
Désormais, l’avenir de l’humanité est en grande partie entre les mains des géopolitologues. En particulier ceux des grandes puissances comme les États-Unis ou la Chine. Idéalement, ils devraient prendre le climat comme horizon commun de l’humanité. Le but : essayer de donner des points d’appui à une politique climatique internationale ambitieuse. C’est la seule chance que nous avons pour espérer sortir de la mécanique très désagréable dans laquelle nous sommes.