Sur le parvis de Total, plusieurs militants et associations manifestent leur opposition au projet de pipeline EACOP entre la Tanzanie et l’Ouganda. Cette fois, point d’action coup de poing, ni d’interpellation frontale des décideurs de la firme. C’est par la danse et les mots que les activistes présents s’expriment. Parmi eux, Camille Étienne, Vanessa Nakaté et Hilda Nakabuye.
Et si l’art était le meilleur moyen pour se faire entendre de Total ? Ce 24 mars en milieu de matinée, une trentaine de membres du collectif Minuit 12 réalise une chorégraphie de danse contemporaine sur le parvis de la tour de TotalEnergies, dans le quartier d’affaires de La Défense à Paris. La moitié des danseurs est vêtue de tenues noir pétrole, visage barré par une large marque de peinture anthracite. Les autres arborent des tenues de pompistes rouge sang, couleur Total.
Sur leurs poitrines sont brodés les mots « climate killer » (littéralement « tueur du climat »). L’invective s’adresse directement aux instigateurs du projet EACOP. À l’instar des danseurs, plusieurs activistes et membres d’associations sont présents pour manifester leur opposition à ce gigantesque oléoduc qui traverserait la Tanzanie et l’Ouganda.
« J’en appelle à Pouyanné… Amen »
Pour tous, l’instant est important. Si bien que Martin Kopp, théologien écologique protestant, a fait, à la suite de la danse, un discours aux allures de prière. « J’en appelle à Patrick Pouyanné et à Total. Dans l’esprit de Pâques, pour l’amour du ciel et de la terre, renoncez à ce projet… Amen », a imploré le membre de l’association Greenfaith.
Bien que moins spirituelles, les autres prises de paroles étaient tout aussi engagées. S’il est finalisé, « ce serait le plus grand pipeline chauffé jamais construit », avertit l’activiste française Camille Étienne, co-organisatrice de l’événement. La construction s’étendrait sur 1.445 kilomètres, soit une distance approximativement équivalente à un Bruxelles-Madrid. Autre donnée : le projet EACOP c’est aussi, « 100.000 personnes [déjà] déplacées », s’insurge la militante écologiste belge Adélaïde Charlier.
EACOP sous le lac Victoria
Bien que les travaux n’aient pas encore commencé, EACOP fait déjà grincer des dents de part et d’autre de la Méditerranée. Pour faire entendre leur désarroi, les activistes ougandaises Vanessa Nakate et Hilda Nakabuye ont spécialement fait le déplacement. Les vingtenaires sont discrètes, et n’haranguent pas délibérément les foules autour d’elles. Mais lorsqu’à la fin de la danse elles s’emparent du micro, elles laissent leur auditoire sans voix.
« Beaucoup de gens croient qu’il est possible d’extraire du pétrole de façon écologique. Nous savons que c’est faux », rappelle Vanessa Nakate, que le magazine américain Time désigne comme l’une des personnalités de l’année. « Sans biodiversité, sans terres, nous n’avons rien. Ce pipeline prévoit de passer sous le lac Victoria, la deuxième plus grande source d’eau douce du monde », déplore Hilda Nakabuye. Ses doigts croisés, sa jupe crayon violette et sa veste jaune imprimé serpent zippée jusqu’au col ne suffisent pas à dissimuler son inquiétude.
Sous un ciel aussi impeccablement bleu que le gratte-ciel de l’exploitant de fossiles, une centaine de personnes écoutent les activistes. Parmi eux se glissent même quelques employés de la firme. L’un d’entre eux ne semble pas tout à fait comprendre la mobilisation et l’engagement de ces jeunes. « Non mais pourquoi taper sur Total ? D’autres font bien pire… Mais je comprends, vous êtes jeunes. Moi à votre âge, je militais avec les communistes », lance-t-il à Soraya Fettih, chargée de campagne chez 350 France. Pour ce père d’une fillette de huit ans, l’écoanxiété au sujet du climat est exagérée.
EACOP, 34 millions de tonnes de CO2
Soraya Fettih, elle, s’insurge contre les émissions carbones faramineuses qu’impliquerait ce pipeline. Ses lunettes de soleil rondes aux verres bleu ciel, esprit seventies, ne dissimulent pas son agacement. EACOP, « c’est 34 millions de tonnes de CO2 par an. Ça veut dire qu’on enterre les objectifs de l’Accord de Paris », précise-t-elle. Selon les données de Carbone 4 sur l’empreinte carbone de Paris, les émissions annuelles de ce projet équivaudraient à celles de deux arrondissements de la capitale.
La jeune activiste ajoute que Total prévoit de réaliser « 400 puits de forage, dont 130 dans le plus vieux et le plus grand parc naturel d’Ouganda. Là-bas, des éléphants d’Afrique et des girafes vivent et sont en danger ». Pour Soraya Fettih, Total met en danger l’humanité entière. « Le Giec l’a dit dans son dernier rapport : plus aucun projet d’énergie fossile ne doit exister. La crise climatique, ce n’est pas plus tard. C’est maintenant. »
« Ultra important de mettre la pression »
Isabelle L’Héritier, également chargée de campagne chez 350 France, a bon espoir de voir le projet EACOP abandonné. « Le vent est en train de tourner. Les projets fossiles sont de plus en plus compliqués à financer, notamment depuis la COP26 », explique l’activiste. Récemment, elle a contribué à faire plier la construction d’un pipeline dans le cadre du projet GNL Québec. La militante assure qu’avec « une bonne mobilisation de la société civile, tout est possible. C’est ultra important de mettre la pression à l’heure actuelle ».
D’ailleurs Total n’aurait pas encore à ce jour les financements nécessaires pour développer EACOP. « Grâce aux pressions de la coalition internationale, quinze investisseurs ont retiré leur soutien au projet. Quatre assureurs, dont un français, refusent d’apporter leur garantie », se réjouit Isabelle L’Héritier. Au même moment, à l’intérieur de sa tour, TotalEnergies recevait ses investisseurs pour parler de la stratégie RSE du groupe. Aucun d’entre eux n’est venu à la rencontre des militants ni donné d’avis sur EACOP.