Alors que le gouvernement s’apprête à relancer la construction de 6 à 14 réacteurs nucléaires, il propose d’intégrer l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Ce choix de rapprocher l’expertise et la recherche de la prise de décision interroge.
Le gouvernement veut faire voter son projet de loi consacré à l’accélération du nucléaire. Par voie de communiqué daté du 8 février, il a fait connaître son intention d’en profiter pour fusionner l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) avec l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). « Sur le principe, le fait qu’on associe une relance de programme avec une réflexion sur le système au sens large n’est pas choquant, reconnaît Thierry Charles, ingénieur civil des Mines, directeur général adjoint de l’IRSN jusqu’en juillet 2020. Par contre, ça ne se fait pas comme ça, avec un communiqué de presse sans qu’il y ait même d’explications précise du problème et de ce qu’on veut améliorer, où on veut aller.«
Si l’amendement n°CE602 du 25 février déposé au projet de loi est voté, il s’agira bien d’intégrer les compétences techniques de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et ses 1.800 collaborateurs à l’ASN. Depuis 2006, l’ASN est une autorité administrative indépendante chargée de contribuer à l’élaboration de la réglementation, de contrôler son bon respect par les installations et de participer à l’information du public.
En guise de justification, le gouvernement avance vouloir « fluidifier les processus d’examen technique et de prise de décision de l’ASN » pour faciliter la relance de la filière nucléaire et « augmenter les synergies en matière de recherche et développement », précise le communiqué. Il assure que cela permettra de « renforcer l’indépendance du contrôle en matière de sûreté nucléaire, au sein d’un pôle unique et indépendant de sûreté ».
L’importance de la confiance dans la relance du nucléaire
L’IRSN est né de la fusion de deux organismes en 2002. L’objectif était alors de renforcer les liens entre la sûreté nucléaire et la radioprotection, en rendant l’évaluation des risques indépendante des décideurs et des promoteurs des technologies nucléaires. L’IRSN a depuis deux missions : l’expertise et la recherche. Il fournit ainsi des avis techniques sur les questions liées aux risques nucléaires et radiologiques, constitue le socle de l’expertise sur les sujets les plus complexes et fait progresser les connaissances. L’IRSN est un établissement public, fonctionnant sous un régime de droit privé. Il se place sous la tutelle conjointe de 5 ministères : Défense, Environnement, Industrie, Recherche et Santé.
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Cette séparation entre l’expertise et la prise de décision justifie la confiance portée par la société civile à l’institut. « Ne pas avoir à prendre la décision, donne une liberté extraordinaire d’analyser l’ensemble des risques et de les mettre sur la table« , confirme Maryse Arditi, physicienne nucléaire, ex-membre du comité d’orientation de la recherche en sûreté et en radioprotection de l’IRSN, pour le compte de France Nature Environnement. Elle souligne l’importance « d’avoir des gens dont le métier unique est de vérifier au maximum tous les risques et de tout faire pour les éviter ». Elle qualifie cette réforme à venir de « catastrophe », estimant que « c’est 30 ans en arrière pour la sécurité nucléaire ».
Ne pas créer de confusion entre expertise et prise de décision
Dans un communiqué daté du 15 février, la commission d’éthique et de déontologie de l’IRSN exprime son profond désaccord avec le projet de démantèlement de l’IRSN. La commission estime que « la confusion entre expertise et prise de décision au sein d’une même entité constituerait un recul considérable puisqu’il priverait d’indépendance cette expertise ». Thierry Charles abonde confirme : « Quand on a un système qui est reconnu avec des acteurs qui ont fait leurs preuves, supprimer du jour au lendemain sans explication l’un d’entre eux, ça interroge et je trouve que ce n’est pas une bonne méthode pour pouvoir créer de la confiance à un moment où on veut relancer un programme nucléaire ».
Si l’ASN est présentée dans les médias comme « le gendarme du nucléaire », l’IRSN serait à la fois son médecin, son pompier et sa police scientifique, soulignent plusieurs chercheurs, interrogés par l’AFP sur le sujet.
L’institut mène ses propres recherches sur les risques liés aux technologies nucléaires. Cela lui confère une crédibilité pour renforcer son expertise et une reconnaissance internationale. Le Conseil de déontologie de l’IRSN estime que « l’affaiblissement du lien entre expertise et recherche qui fait l’originalité de l’Institut fragiliserait ainsi toute l’expertise nucléaire française ».
Une défiance dangereuse au moment de relancer le nucléaire
Le climat est à la relance du nucléaire en France. Il y a d’un côté le débat sur la construction de 6 à 14 nouveaux réacteurs EPR. De l’autre, le gouvernement s’interroge sur le développement de petits réacteurs modulaires, et sur le prolongement de la durée de fonctionnement des centrales à 50 voire 60 ans. « Il y a des débats techniques et scientifiques particulièrement sensibles à venir et ma conviction est qu’il y a un enjeu autour du fait d’avoir un IRSN dont la parole sera sous contrôle », juge François Jeffroy, représentant de l’Intersyndicale CFDT-CFE/CGC-CGT de l’IRSN, expert dans le domaine des facteurs organisationnels et humains à l’IRSN depuis 1993.
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Le projet pourrait en effet déstabiliser le système à court terme. « Ce n’est pas le moment d’avoir un système de contrôle qui commencerait à avoir des difficultés », prévient Thierry Charles. « Le fait de ne pas avoir cette expertise sous contrôle des décideurs donne la possibilité d’aller explorer des scénarios, d’aller remettre en question et d’être dans une temporalité légèrement différente de la décision », complète François Jeffroy.
L’adoption du texte est prévue pour la mi-mars.La ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher a chargé le président de l’ASN et le directeur général de l’IRSN de lui rendre leurs propositions sur la mise en œuvre détaillée de la réforme d’ici juin. Quatre groupes de travail prépareront son déploiement afin de l’intégrer dans le projet de loi de finances 2024. La super-autorité verrait le jour à la fin du premier semestre 2024.