Parce qu’ils réfléchissent à la conception des objets et des espaces, les designers peuvent être de précieux alliés dans l’adaptation au changement climatique. Sélectionnés lors de la prochaine Triennale de Milan, Juliette Gelli, Romain Guillet et Pablo Bras pensent un design intégré à l’environnement.

Parce qu’il vise la recherche d’objets, d’espaces innovants, le design peut être un précieux allié dans l’adaptation au changement climatique. Dans le cadre de la crise écologique et climatique, les designers doivent également adapter leurs pratiques, leur usage des matériaux. Cette année, la Triennale de design de Milan — qui se déroulera du 15 juillet au 11 décembre prochain — accueillera une exposition française singulière. Juliette Gelli, Pablo Bras et Romain Guillet ont imaginé « Situations, stratégies pour habiter l’instable, phénomènes, évènements, coïncidences ». Une exposition pour questionner le rapport entre les objets et leur environnement, pensée dans le souci d’une limitation de son empreinte écologique. À l’occasion de sa présentation à la presse ce mercredi 1er juin, les trois designers abordent le rôle qu’ils doivent jouer dans l’adaptation au changement climatique.
Natura Sciences : Comment repensez-vous vos pratiques dans le cadre de la crise climatique et écologique actuelle ?
Romain Guillet : Susciter le désir de désirer moins est ce qui devrait animer tous les designers en ce moment. Ne pas se poser cette question ne me paraît pas sérieux. Dans le schéma « recycler, réutiliser, réduire », on place souvent le recyclage comme la pratique la plus souhaitable. Or, il nous faut d’abord penser si les objets doivent exister. Une fois qu’ils existent, il faut les réemployer. Et le recyclage doit rester la dernière option. Il faut accepter que l’on n’est pas moins designer quand on défait que quand on fait. La réduction, le démantèlement sont tout aussi importants.
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Juliette Gelli : En tant que créateur, nous sommes poussés à repenser nos habitudes. C’est accepter de remettre en cause des automatismes, se demander si nos solutions sont toujours les bonnes. Il faut avoir l’humilité de se dire qu’on est au croisement entre une démarche scientifique, artistique et de pensée. Il faut trouver un équilibre et une réponse juste, raisonnable et inspirante pour répondre à ces enjeux.
Êtes-vous amenés à revoir les matériaux avec lesquels vous travaillez ?
Romain Guillet : La question des matériaux est plus complexe qu’il n’y paraît. Leur durée de vie, la façon dont on peut les réemployer doivent entrer dans l’équation. Ainsi, il faut parfois penser à leur réversibilité davantage qu’à leurs qualités intrinsèques. On peut ainsi s’interdire des techniques plutôt que des matériaux. Par exemple, on peut éviter le plus possible le collage. Parce qu’à partir du moment où l’on colle certains matériaux ensemble, il devient plus compliqué de les réemployer.
L’idée est d’arriver à un design soutenable. Cela me semble illusoire d’imaginer une société sans aucune utilisation d’énergie fossile. Il faut plutôt réduire drastiquement notre dépendance et revenir à une utilisation raisonnée et parcimonieuse. Par exemple, produire des millions de gobelets en papier n’est pas forcément plus vertueux que de penser à avoir une gourde en plastique. C’est autant un travail politique, que social et individuel. La difficulté est qu’un système capitaliste trouve toujours un moyen de retourner à son avantage des démarches vertueuses à des fins prédatrices et mortifères. C’est pour cela que le positionnement du designer entre l’industrie, le commanditaire et l’usager est stratégique.
Vous avez en partie été formés à l’École nationale supérieure de création industrielle. Le design industriel est-il compatible avec la nécessaire transition écologique ?
Juliette Gelli : J’ai envisagé cette formation comme une façon d’apprendre les techniques, les mots de la grande industrie. Pas forcément dans le but de travailler avec elle ou pour elle, mais pour la comprendre et pourquoi pas pour travailler contre elle.
Romain Guillet : Si les designers ne sont pas capables de démanteler le greenwashing de certains industriels, je ne sais pas qui le pourra. On nous apprend à nous questionner: pourquoi les choses sont comme elles sont ? Pourquoi sont-elles produites de cette façon ? Pourquoi considère-t-on qu’elles sont nécessaires ? Un designer peut faire, défaire, dire qu’il n’y a pas de besoin.
Pablo Bras : Moins produire veut dire ne plus produire d’une manière sérielle et massive. Les designers le font déjà en France. Je pense que le fait de ne plus être productiviste n’est pas forcément contre la pratique du design.
Dans votre projet pour la Triennale, vous parlez d’une « écologie sans nature ». Qu’entendez-vous par-là ?
Romain Guillet : Le professeur britannique Timothy Morton a théorisé cette « écologie sans nature ». Il explique que considérer la nature revient déjà à la considérer comme un décor et nous placer en observateur extérieur. C’est une erreur. Il n’y a pas de nature parce qu’il n’y a que ça.
Pablo Bras : La nature est un concept qui fait obstacle à une pensé écologique. Dès qu’on la regarde, on ne regarde plus ce qui nous relie à elle. Il faut penser une écologie du milieu, comme Deleuze ou Guattari. C’est une théorie de la relation et plus de l’objet. Le problème de la nature, c’est qu’on la pense comme un objet. Même quand on veut la préserver on s’y prend mal parce qu’on perd l’analyse des relations qui nous relient à elle.