Depuis fin février, le chantier de l’autoroute A69 est suspendu après une décision du tribunal administratif de Toulouse. Le jugement a annulé des dérogations environnementales pour « absence de raison publique d’intérêt majeur », alors que le chantier met en danger 162 espèces protégées. Mais une proposition de loi qui arrive à l’Assemblée nationale la semaine du 2 juin veut rendre caduqe cette décision de justice. A l’initiative de deux sénateurs centristes du Tarn, elle envisage de réautoriser les travaux par la voie législative, même si de nombreux juristes remettent en cause la constitutionnalité du texte.

Face à cette tentative du pouvoir législatif de s’affranchir d’une décision du pouvoir juridictionnel, Dorian Guinard, maître de conférence en droit public à l’université de Grenoble et spécialiste du droit de l’environnement, décrit une situation flagrante d’atteinte à la séparation des pouvoirs. Il déplore des « coups de canifs » à l’État de droit infligés par certains parlementaires.
Natura Sciences : Dorian Guinard, pourquoi qualifie-t-on cette proposition de loi de « loi de validation » ?
Dorian Guinard : C’est une loi proposée par des parlementaires du Tarn qui appelle à valider des actes administratifs qui ont été jugés invalides par le tribunal administratif de Toulouse. Voilà pourquoi on l’appelle une loi de validation. L’idée, c’est de proclamer par la voie législative ce qu’on appelle la raison impérative d’intérêt public majeur, alors que le pouvoir juridictionnel incarné par le tribunal administratif de Toulouse a estimé qu’il faisait défaut à l’arrêté préfectoral d’autorisation des travaux. En gros, le législateur vient se substituer ici à la fois à la préfecture et à la décision du tribunal administratif.
C’est une situation inédite ?
Que le pouvoir législatif s’autorise à surmonter frontalement une décision de justice est presque du jamais-vu dans l’histoire de la Cinquième république. D’habitude, la jurisprudence du Conseil constitutionnel encadre les lois de validation. Elles ont pour objectif quasiment unique d’éviter les contentieux en pagaille qui seraient issus d’une décision de justice. Pas de contourner ou surmonter frontalement un jugement qui ne plaît pas au pouvoir législatif. Pourquoi ? Parce que ce serait une atteinte malvenue à ce qu’on appelle la séparation des pouvoirs, fondement de notre démocratie.
Lire aussi : A69 : Les 4 arguments scientifiques contre le projet d’autoroute
Cette loi est donc une atteinte délibérée à la séparation des pouvoirs ?
Tout à fait. Le pouvoir législatif revient frontalement sur la portée d’une décision de justice et vise à annuler les effets de cette décision de façon directe. C’est une érosion de l’État de droit et une atteinte par le flanc environnemental à la séparation des pouvoirs.
La Constitution garantit la séparation des pouvoirs. Le Conseil constitutionnel censurera-t-il donc la loi si l’Assemblée nationale la vote ?
Par essence, les décisions de justice, y compris du Conseil constitutionnel, sont imprédictibles. Je n’ai pas de boule de cristal, donc je n’en sais rien. Mais si on regarde la jurisprudence, il y a de très grandes chances qu’il censure le texte. Depuis quarante ans, le Conseil constitutionnel encadre de façon très circonscrite les lois de validation. Pour qu’elles soient constitutionnelles, il faut notamment « un motif impérieux d’intérêt général » qui, a priori, fait défaut ici.
Qu’est-ce qu’un motif impérieux d’intérêt général ?
On ne sait pas vraiment, c’est une notion définie par les jurisprudences. En 2000, le Conseil d’État a rendu un arrêt à propos du contournement autoroutier de la ville de Lyon. Il avait refusé à ce type de projets le caractère de motif impérieux d’intérêt général, alors qu’on était sur des montants similaires en termes d’argent public investi par rapport à l’A69. [Selon un document révélé par le média Contexte, l’abandon de l’A69 pourrait coûter au moins 500 millions d’euros à l’Etat, NDLR]. Pour de tels montants, les finances publiques ne sont pas en danger, et ne peuvent pas servir de motif pour déclarer un motif impérieux d’intérêt général.
Pourquoi proposer un texte qui sera sûrement censuré ?
Cette proposition de loi est avant tout politique. À son origine, il y a deux sénateurs centristes du Tarn soutiens de l’A69, et pour eux, l’idée est de pouvoir dire aux acteurs de terrain « j’ai fait tout ce que j’ai pu pour valider le projet ». Et puis une décision de justice est imprédictible, qui ne tente rien n’a rien. Mais en proposant des lois qu’ils savent inconstitutionnelles, ces parlementaires portent des coups de canif à l’état de droit. Il faut que le Parlement reste à sa place législative telle que prévue par la Constitution. J’espère que le Conseil constitutionnel censurera le texte pour ne pas créer de précédent.
Avez-vous peur que la séquence médiatique alimente l’image de « gouvernement des juges » ?
Cela fait quelques années qu’on a cette antienne qui revient sur le gouvernement des juges. Avec cette critique de la justice de la part de politiques de Renaissance jusqu’au Rassemblement national dès qu’une décision politique ne leur convient pas, alors que les juges prennent leurs décisions à partir d’un cadre connu. C’est très dangereux du point de vue démocratique.
Dans le cas précis de l’A69, ce n’est pas la faute de la justice si l’État et le promoteur n’ont pas purgé les recours en justice sur le fond avant de commencer les travaux, et risquent de perdre énormément d’argent en cas d’annulation de l’autoroute. Le tribunal administratif de Toulouse a simplement appliqué le droit de l’environnement, qui n’est pas là par hasard. Il permet de nous protéger de projets d’un autre temps dans un contexte environnemental qui se dégrade. La priorité doit être sur les transitions écologiques, et non sur le détricotage du droit de l’environnement qui en réalité protège nos libertés fondamentales.
Propos recueillis par Josué Toubin-Perre