Face au rapport du GIEC et après le succès des vols Airbus à base d’huiles de cuisson usagées, Natura Sciences s’est interrogé sur la fiabilité de ces biocarburants de première génération. Cette solution se présente comme moins polluante mais trouve ses limites, notamment en termes d’accessibilité. Des experts alertent sur le risque de greenwashing.
Selon le 3e volet du nouveau rapport du GIEC, l’aviation internationale et l’aviation domestique constituent les sous-secteurs des transports à la croissance la plus rapide entre 2010 à 2019. Leurs émissions de gaz à effet de serre ont respectivement augmenté de 3,4 % et 3,3%. La réduction de l’aviation long-courrier constitue le plus grand potentiel d’évitement de la hausse des émissions de gaz à effet de serre, observent les experts du GIEC. En parallèle, « de nouveaux carburants tels que l’hydrogène, les hydrocarbures synthétiques et les carburants alternatifs durables [SAF, ndlr] sont nécessaires pour décarboner le transport aérien et maritime afin d’atteindre la neutralité carbone nette », ajoutent-ils.
Un « carburant alternatif durable » ?
Mais le carburant alternatif durable à base d’huile de friture est-il aujourd’hui une solution de long-terme ? Les récents vols d’essais d’Airbus menés avec 100% de carburant d’aviation durable (SAF) fourni par TotalEnergies se présentent comme partie de la solution. L’objectif : décarboner progressivement de l’aviation, en attendant le futur avion à hydrogène. Le groupe aérien a remplacé le kérosène de ses réacteurs par de l’huile de friture et des déchets gras pour faire voler deux de ses avions. Il met en avant cette technologie qui viserait à rendre l’aviation plus respectueuse de l’environnement. Ce vol « prépare fondamentalement l’avenir pour toutes les prochaines générations d’avions qui voleront avec du carburant durable », a indiqué Wolfgang Absmeier, pilote du vol d’essai A380 dans une vidéo Twitter. L’avion a effectué, le 25 mars dernier, un vol court entre Toulouse et Bordeaux. Un nouvel essai s’est reproduit le 29 mars, de Toulouse à Nice.
Cette solution permettrait de réduire les émissions carbones selon Airbus. « L’utilisation d’huiles de friture et de déchets gras permet d’éviter l’utilisation des énergies fossiles », souligne Hélène Galiègue, enseignante-chercheuse à l’ENAC (École nationale de l’aviation civile).
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Un approvisionnement limité
« Se passer de kérosène montre que les tests avancent et prouve des progrès technologiques », se livre à son tour Sarah Fayolle, chargée de campagne transport pour Greenpeace France. Toutefois, la jeune femme alerte sur l’insuffisance de cette alternative. Se basant sur différents rapports, Sarah Fayolle expose trois problèmes « majeurs » sur l’utilisation de ces huiles de cuisson usagées.
L’accessibilité de ces biocarburants en France trouve d’abord ses limites. Leur gisement serait insuffisant pour répondre aux besoins dans l’aviation. « Si l’ensemble de ce gisement (environ 50 000 tonnes / an) était utilisé comme biocarburant aérien, il permettrait d’alimenter l’équivalent de 700 vols Paris/Montréal. Un chiffre à comparer aux 1.569.400 vols commerciaux enregistrés depuis la France en 2019. », détaille le rapport 2021 de l’association Canopée.
Un risque de fraude
Le gisement est insuffisant, mais manque aussi de transparence. « Il y a un manque de transparence sur ces approvisionnements, soulève Sarah Fayolle. Cela entraîne le risque que l’on importe ou que l’on achète des soi-disant huiles de cuisson usagées et que celles-ci soient mélangées avec de l’huile de palme ou d’autres huiles non usagées ».
La forte demande de ces biocarburants augmente alors le risque de fraudes. Pour avoir un gisement suffisant et gonfler ses ventes, la falsification de documents permettrait l’importation d’huile de palme en tant qu’huile usagée. Bien que ces deux agrocarburants soient présentées comme solution « zéro émission », leur impact sur l’environnement s’avère différent. Par ailleurs, le réseau de médias européens Euractiv a relevé en 2019 que ces phénomènes de fraude concerneraient « jusqu’à un tiers de l’huile alimentaire usagée importée en Europe ».
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Trois ans auparavant, les douanes belges incriminaient plusieurs entreprises pour la mise en place d’un « système de fraude à l’importation ». Il reposait sur de faux certificats d’huiles de cuisson usagées. La Belgique a réclamé au groupe une somme de plus de 24 millions d’euros pour frais de douanes non réglés. Total a réglé l’intégralité de la somme et a bénéficié d’un non-lieu en 2020.
Les huiles usagées ne règlent pas le problème de la déforestation
Le dernier problème mis en avant par les différents rapports concerne les pays exportateurs. Si la demande en huiles de cuisson usagées en Europe augmente, ces derniers s’approvisionneront en huile de palme pour combler le manque. « Les pays exportateurs vont vendre cette huile usagée parce que le revenu est plus intéressant pour eux, explique Sarah Fayolle. Pour la remplacer sur leurs territoires, ils vont utiliser de l’huile végétale. Et cela ne règle pas le problème de la déforestation ».
Ces huiles végétales, comme l’huile de palme, l’huile de soja ou l’huile de colza, impactent directement la préservation des écosystèmes. « Faire pousser du colza pour fabriquer des huiles et en faire des biocarburants est une solution qui présente aussi un bilan ‘zéro émission’, complète Hélène Galiègue. Cependant, cette solution exploite des terres agricoles et nécessite des quantités importantes d’eau. Malheureusement, la rentabilité économique est souvent privilégiée à la préservation environnementale ». Remplacer l’huile de cuisson par une de ces huiles végétales reviendrait alors uniquement à « déplacer » le problème de la déforestation.
Une solution jugée irréaliste pour répondre à l’urgence climatique
Malgré des progrès non négligeables, rapports et experts alertent sur le risque de greenwashing.« Même si l’on arrive à développer ces technologies, on ne doit pas s’absoudre d’un débat sur la régulation du trafic aérien », signale la chargée de transports pour Greenpeace France. Les documents auxquels Natura Sciences a eu accès rapportent le même constat. Tous mentionnent que l’utilisation des huiles de cuisson usagées ne peut répondre à elle-seule à l’urgence climatique. « Les biocarburants ne sont pas une solution réaliste pour décarboner le transport aérien », insiste quant à lui le rapport Canopée. La solution résiderait principalement dans la réduction du trafic aérien pour diminuer les émissions carbone afin de « respecter l’Accord de Paris » signé en 2015 lors de la COP21.
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Pourtant favorable au recours à ces technologies alternatives, Greenpeace France insiste. « Si ces solutions sont utilisées pour faire croire que ces technologies suffisent, sans effort à faire au niveau du trafic, ce serait du greenwashing », confirme Sarah Fayolle. La chargée de campagne Transports pointe également du doigt le débat posé par les décideurs politiques. « Ils font comme si ces solutions allaient intégralement résoudre le problème climatique, continue-t-elle. Cela leur permet d’évacuer le débat sur la régulation du trafic. Ils doivent agir sur les deux ». Instaurée en 2020, la loi Climat & Résilience ne prend pas en compte la réduction du trafic aérien, pourtant demandée par les ONG depuis plusieurs années. En fin de compte, comme le souligne le GIEC, la meilleure façon de diminuer les émissions de gaz à effet de serre du secteur aérien à l’avenir reste encore… de ne pas prendre l’avion.