Une plainte déposée devant la Cour de justice de la République vise cinq membres du gouvernement dont Jean Castex. Elle a été déposée au motif « d’abstention de combattre un sinistre », ce sinistre étant le changement climatique. Pierre Larrouturou et Camille Etienne, deux des trois plaignants, nous expliquent les tenants et les aboutissants de cette plainte.
L’eurodéputé Pierre Larrouturou, le réalisateur Cyril Dion et la militante écologiste Camille Etienne ont déposé, mercredi 16 juin, une plainte contre cinq ministres devant la Cour de justice de la République (CJR). Une plainte déposée au motif « d’abstention de combattre un sinistre« . Ce sinistre : le changement climatique. Inscrit au code pénal, ce délit est passible de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.
Prendre ses responsabilités sur la question climatique
L’objectif de la plainte ? « Obliger les dirigeants français à prendre leurs responsabilités sur la question du changement climatique », résume Pierre Larrouturou, le député européen à l’origine de la plainte. Militant depuis plusieurs années pour la lutte contre le changement climatique, l’eurodéputé avait fait la une des médias en novembre dernier. Il avait à l’époque mené une grève de la faim de dix-huit jours pour obtenir un renforcement du budget de l’Union Européenne (UE) en faveur du climat, de la santé et de l’emploi.
Pierre Larrouturou s’est associé avec Cyril Dion, garant de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) et Camille Etienne, une militante écologiste de 23 ans, pour déposer cette plainte. Un moyen pour l’eurodéputé de « montrer le lien entre les élus et la société civile dans la lutte contre la changement climatique ».
Les membres du gouvernement visés par la plainte sont le Premier ministre Jean Castex, le ministre de l’économie Bruno Le Maire, la ministre de la transition écologique Barbara Pompili, la ministre déléguée chargée du logement Emmanuelle Wargon, et le ministre délégué chargé des transports Jean-Baptiste Djebbari. « On a ciblé ceux pour lesquels on avait des preuves tangibles de leur inaction, puisque ça reste un dossier de justice. Emmanuel Macron bénéficie de l’immunité donc on ne l’a pas choisi », nous explique Camille Etienne.
La loi Climat en argument central de l’inaction volontaire
Dans les 70 pages qui composent la plainte, les trois plaignants ont tenté de prouver « l’abstention volontaire de combattre » le changement climatique dont on fait preuve les cinq ministres. « On s’est beaucoup appuyé sur la loi Climat, où beaucoup d’entre eux ont donné des avis défavorables à des mesures plus que nécessaires », explique Camille Etienne. Alors que le projet de loi Climat et résilience est actuellement discuté au Sénat, la plainte revient en détail sur plusieurs refus émis par des membres du gouvernement sur certains amendements lors de l’examen du texte à l’Assemblée nationale.
Parmi eux, l’abandon du projet de porter le montant du fonds « vélo » à 500 millions d’euros sur dix ans. Ou encore le refus d’avancer la date pour l’interdiction de la vente de véhicules thermiques, fixée à 2040 par la loi d’orientation sur les mobilités. « Notre but, c’est de les faire bouger. S’ils ne bougent pas, on va redéposer la plainte quand la loi reviendra à l’Assemblée nationale », annonce Pierre Larrouturou. L’eurodéputé rappelle que, le 11 juin dernier, le ministre luxembourgeois de l’énergie, Claude Turmes, a annoncé que 11 pays d’Europe feraient bloc pour mettre fin aux investissements dans le gaz fossile. Comme un autre exemple de cette inaction volontaire, la France n’en fait pas partie.
La plainte cite les avis défavorables émis par des institutions comme le Haut Conseil pour le climat, ou encore le Conseil économique, social et environnemental, au sujet de ce projet de loi. « C’est quand même Emmanuel Macron qui a créé le Haut conseil pour le climat. Ce serait bien qu’il lise ses rapports », ironise Pierre Larrouturou, qui faisait partie du HCC à sa création.
La TTF, symbole du refus français
« On entend toujours l’excuse que la transition écologique est trop coûteuse. Avec cette plainte, on cherche aussi à montrer que c’est finançable », explique Camille Etienne. Pour appuyer encore l’idée de cette inaction délibérée, la plainte évoque la taxe sur les transactions financières (TTF). Cette mesure, si elle était mise en place au niveau européen, pourrait rapporter jusqu’à 57 milliards d’euros, dont 10 milliards pour la France, selon un rapport du Parlement européen d’octobre 2020. La présidence du conseil de l’Union européenne a proposé aux Etats membres de trouver un accord avant le 30 juin. « Il n’y a qu’un seul pays qui bloque aujourd’hui, c’est la France. C’est pour ça qu’on a ciblé Bruno Le Maire. Il ne peut pas dire qu’on manque d’argent pour la loi Climat, et bloquer en même temps au niveau européen la TFF », assène Pierre Larrouturou, rapporteur du budget pour le Parlement européen.
Le secrétaire d’Etat chargé des affaires européennes, Clément Beaune, a déclare dans un article des Echos le 1er juin que la France était prête à une TTF, mais votée par les 27 Etats membres. « L’idée que la France bloquerait est donc farfelue », assure-t-il. Pierre Larrouturou rétorque que la Commission européenne et le Parlement européen se sont dits prêts à accepter une coopération renforcée entre une dizaine de pays pour taxer la spéculation. « On a l’impression que tout doit être décidé de manière unanime dans l’Union européenne. C’est souvent vrai, mais c’est bien uniquement la France qui empêche la création de la TTF aujourd’hui », dénonce l’eurodéputé.
Des impacts du changement climatique déjà bien visibles
Les trois plaignants ont tenté de caractériser l’existence d’un « sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes ». Ils ont par exemple cité dans la plainte l’augmentation de la mortalité liée aux canicules due au réchauffement climatique. Un autre argument utilisé est la menace du réchauffement pour la production agricole et donc pour l’accès à l’alimentation. Des exemples appuyés par de multiples études, prévisions et déclarations de la communauté scientifique.
« On entend souvent que le problème du changement climatique est que le mal est invisible. Or il est seulement invisible parce qu’on refuse de le voir », s’agace Camille Etienne. La jeune militante écologiste rappelle qu’aujourd’hui déjà, plusieurs dizaines de milliers de personnes meurent chaque année à cause de la pollution de l’air. Santé Publique France l’estime à 40 000 morts chaque année. « Jusqu’ici, on avait une rhétorique qui disait que les effets du changement climatique concerneraient les générations futures. Montrer qu’il nous affecte déjà maintenant, c’est tout l’enjeu de mon combat », poursuit Camille Etienne.
La justice, nouvelle arme dans l’arsenal de la lutte climatique
« La justice bouge beaucoup en ce moment, les instances se musclent », se réjouit Camille Etienne. Le gouvernement est déjà ciblé par deux recours en justice sur la question climatique, devant le Conseil d’Etat et le tribunal administratif de Paris. Le rapporteur public du Conseil d’Etat, Stéphane Hoynck, a invité le 11 juin la plus haute juridiction administrative à enjoindre au Premier ministre de prendre « toutes les mesures utiles » pour tenir les objectifs du pays en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le Conseil d’Etat doit rendre sa décision d’ici à la fin du mois. En février dernier, la justice avait condamné l’Etat pour des « carences fautive » dans sa lutte contre le réchauffement climatique, dans le procès historique de L’affaire du siècle.
Depuis sa création en 1993, la Cour de Justice de la République a reçu 1780 plaintes. Mais elle n’a jugé que sept affaires. Pourtant, Pierre Larrouturou reste positif sur la suite de la procédure. « On a une plainte très argumentée et concrète. On montre précisément ce que les ministres ont refusé et quand. C’est pas l’Etat, un système impersonnel, qui est ciblé, mais bien des personnalités politiques qui ne prennent pas en compte l’urgence climatique. » Et si la plainte ne devait finalement pas aboutir, « ça aura au moins servi à leur mettre la pression », relativise Camille Etienne. Afin d’accroître cette pression, les plaignants proposent de signer une pétition.
Partout dans le monde, les instances juridiques commencent à prendre la mesure de l’urgence climatique. Ainsi, en mai dernier, le tribunal de La Haye aux Pays-Bas a contraint la compagnie pétrolière Shell à réduire ses émissions de CO2. Toujours en mai dernier, la cour fédérale d’Australie a contraint le gouvernement de protéger la jeunesse des effets du réchauffement climatique. « Ces condamnations sont un moyen de pression de plus, puisque l’urgence climatique ne suffit pas en elle-même », conclut Camille Etienne, en rappelant la nécessité de poursuivre la mobilisation citoyenne sur le sujet climatique.
Jérémy Hernando