L’anguille est un poisson incontournable de la gastronomie japonaise, aujourd’hui considéré comme une espèce menacée. Sa raréfaction fait grimper les prix et attise la convoitise des trafiquants.
Ce poisson aux allures de serpent est pêché et consommé dans le monde entier. Mais il est particulièrement apprécié en Asie et notamment au Japon qui compte de nombreux restaurants spécialisés. Depuis le 17e siècle, les Japonais dégustent l’anguille généralement en kabayaki, des brochettes grillées et trempées dans une sauce à base de soja et de mirin (alcool de riz).
La présence de longue date de l’anguille dans les traditions culinaires du Japon, et le fait qu’elle est incapable de se reproduire en captivité, ont placé cette ressource naturelle dans une situation critique, avec des conséquences directes sur son prix. « Un plat d’unaju (anguille sur du riz, NDLR) vaut aujourd’hui presque trois fois plus cher que quand j’ai commencé« , constate Tsuyoshi Hachisuka, restaurateur à Hamamatsu, dans le département de Shizuoka (centre).
Une anguille menacée difficile à protéger
Les prises de civelles, les alevins de l’anguille, ont chuté à 10% de leur niveau des années 1960 dans l’archipel. L’anguille du Japon a rejoint la liste rouge des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) en 2014.
Mais son cycle de vie complexe et encore mal connu rend sa protection particulièrement ardue. Les mystères de l’origine même des anguilles passionnent les chercheurs de longue date. Le philosophe et naturaliste de l’Antiquité grecque Aristote, qui les avait étudiées il y a 2.300 ans, imaginait qu’elles apparaissaient spontanément dans la boue, n’ayant jamais trouvé de trace des larves de l’espèce.
« On pense que l’anguille est apparue il y a environ 60 millions d’années près de l’île de Bornéo« , explique Mari Kuroki, maître de conférences au département de biosciences aquatiques de l’Université de Tokyo. Elle a ensuite essaimé dans le monde entier, et ses 19 espèces et sous-espèces ondulent aujourd’hui dans tous les océans de la planète, hormis
l’Antarctique.
Ce n’est qu’au début du 20e siècle que des scientifiques découvrent que les anguilles européenne et américaine naissent dans la mer des Sargasses, près de Cuba, leurs larves (appelées leptocéphales) se laissant porter par les courants jusqu’aux continents.
« À mesure que la dérive des continents faisait évoluer les courants marins et éloignait les zones de vie et de ponte, l’anguille s’est adaptée« , précise Mari Kuroki. Les emplacements des zones de reproduction de beaucoup de ses espèces restent mystérieux à ce jour.
L’activité humaine en cause
En 2009, une expédition scientifique japonaise a pour la première fois au monde identifié formellement un site de ponte. Elle a établi que l’espèce appelée « anguille du Japon » se reproduisait à l’ouest des îles Mariannes, de 2.000 à 3.000 km des côtes du pays.
À l’approche des côtes, ses larves évoluent en civelles, puis gagnent les estuaires et cours d’eau du Japon, mais aussi de Taïwan, de la Chine et de la Corée du Sud. Là, les anguilles se développent et vivent en moyenne 5 à 15 ans avant de nager à nouveau vers le large pour y pondre, et mourir.
La surpêche et le changement climatique
Pour expliquer le déclin des populations d’anguilles, un phénomène mondial, les scientifiques mettent en avant une conjonction de facteurs, tous imputables à l’homme. En tête des menaces : la surpêche. Mais ils avancent aussi les phénomènes océaniques liés au changement climatique comme El Niño, qui font évoluer les courants et déplacent les zones de ponte.
La détérioration des habitats en eau douce, avec les aménagements des rivières et la bétonisation des berges, joue également un rôle majeur, tout comme la pollution. Les barrages perturbent par ailleurs les migrations, et leurs turbines sont une importante cause de mortalité des anguilles.
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Pour tenter de mieux gérer cette ressource commune, les scientifiques des quatre pays où vit principalement l’anguille japonaise coopèrent depuis 2012. Ils ont mis en place des quotas en 2015.
Mais ces restrictions, ajoutées à l’interdiction par l’Union européenne de l’exportation de ses civelles, ont entraîné le développement du braconnage et d’un trafic mondial notamment depuis l’Europe et les Etats-Unis. Plus de 99% des anguilles consommées au Japon sont issues de l’élevage en aquaculture, qui repose entièrement sur la pêche ou l’importation de civelles.
De plus en plus de pêche illégale
En 2020, la pêche déclarée et les importations légales de civelles au Japon représentaient moins de 14 tonnes au total, selon l’Agence japonaise de la pêche. La même année, plus de 20 tonnes ont été mises en élevage. Une importante différence attribuée à une lucrative économie parallèle.
La situation serait encore plus grave, selon l’organisation environnementale WWF Japon. L’ONG estime que 40 à 60% des civelles élevées dans le pays proviendraient des filières illicites.
Une pêche illégale au lac Hamana
À Hamamatsu, les eaux saumâtres du lac Hamana, situé en bord de mer, offrent un habitat idéal aux anguilles. La pêche de civelles y a lieu chaque année entre décembre et avril, dans la plus grande discrétion. « L’anguille est le poisson le plus cher de ce lac« , confie Kunihiko Kato, un pêcheur de 66 ans, en remontant le long filet à bout conique qui lui sert à attraper les civelles. « Alors on fait attention« , pour ne pas aiguiser les convoitises, glisse-t-il.
Le prix des civelles, parfois surnommées « or blanc », fluctue brutalement en fonction des prises. Le kilo se négociait en moyenne 1,32 million de yens (10.300 euros) en 2020 d’après l’Agence japonaise de la pêche. Elle avait atteint un record de 2,99 millions de yens en 2018.
La consommation annuelle d’anguilles au Japon a été divisée par trois depuis son record de quelque 160.000 tonnes en 2000, selon des chiffres officiels. Leur coût de plus en plus élevé réduit en effet les occasions d’en consommer, note Senichiro Kamo, grossiste en produits de la mer installé au bord du lac Hamana.
« A une époque, toutes les grillades et tous les repas servis dans les hôtels du coin étaient à base d’anguille », se souvient Senichiro Kamo, dont ce poisson représente 50% du chiffre d’affaires. « Elles étaient aussi utilisées dans les paniers-repas vendus dans les gares, mais comme leur prix a triplé ce n’est plus possible« .
La reproduction artificielle de l’anguille en question
Pour tenter de préserver cette ressource naturelle, les recherches sur la reproduction artificielle de l’anguille ont commencé dès les années 1960 au Japon. En 2010, les chercheurs sont parvenus pour la première fois a obtenir en laboratoire deux générations successives d’anguilles, une avancée décisive. Mais ces anguilles « artificielles » restent loin d’une mise sur le marché, reconnaît Ryusuke Sudo, chercheur dans un centre spécialisé de l’AJP dans la péninsule d’Izu (centre du Japon).
« Le plus gros obstacle actuellement est que le coût de cette méthode est trop élevé« , notamment à cause d’un taux de reproduction faible nécessitant une intervention humaine pour chaque individu, et d’un temps de croissance des civelles plus long que pour celles pêchées dans la nature, explique Ryusuke Sudo. Le gouvernement nippon se fixe pour objectif d’employer ce dispositif à grande échelle à l’horizon 2050.
Pour Mari Kuroki, une prise de conscience collective serait le meilleur moyen de sauver l’espèce: « Il faut apprécier chaque anguille que l’on mange« , estime-t-elle, « en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une ressource naturelle précieuse« .
Natura Sciences avec AFP