La Coupe du monde au Qatar qui s’est ouverte le 20 novembre dernier et qui se clôturera le 18 décembre prochain ne laisse personne indifférent. 11,59 millions de Français ont regardé le dernier match de l’équipe de France contre le Danemark sur TF1. Peut-on parler d’un boycott raté ? Deux sociologues, un économiste et des supporters qui ont décidé de ne pas boycotter l’événement nous livrent leur analyse.

Jamais une Coupe du monde n’aura suscité autant de polémiques, de controverses et de débats. Certains ont décidé de boycotter cette 22ème édition, qui s’est ouverte le 20 novembre au Qatar, car elle bafoue les droits de l’homme et l’environnement. Pour d’autres, rien de tout ça ne les empêchera de regarder une compétition qu’ils attendent depuis quatre ans.
12,53 millions, puis 11,59 millions de Français ont ainsi regardé les deux premiers matchs de l’équipe de France de ce Mondial. Mais ces chiffres, quand bien même élevés, sont à remettre dans le contexte. Lors du premier match contre les Australiens, TF1 a enregistré une part de marché inférieure à 50%, soit 48,1%. C’est la première fois que cela arrive pour le premier match de l’équipe de France lors d’un tel événement. En 2018, le premier match des Bleus avait réuni 12,59 millions de fans. Le deuxième match des hommes de Didier Deschamps a rassemblé moins de téléspectateurs… Mais il a réalisé une meilleure part d’audience, à 62,8%.
Autrement dit, si le boycott existe, il reste tout de même bien moins important que prévu. Pour rappel, en amont de l’ouverture de la Coupe du monde, dans un sondage réalisé par BVA pour RTL et Orange, les Français se disaient mécontents que la compétition se passe au Qatar. 42 % des Français et 23 % des amateurs de foot interrogés assuraient qu’ils ne regarderaient aucun match de la compétition.
Comment expliquer un boycott si faible ?
Philippe Longchamp, sociologue et professeur à la Haute École de Santé de Lausanne, nous donne des pistes de réponses pour mieux comprendre l’audience élevée de ce Mondial en France. Il explique : « Ceux qui disent boycotter sont, pour la très grande majorité, des personnes qui sont relativement éloignées du football. Les personnalités qui s’expriment beaucoup autour du boycott ont une tribune. Mais ces gens-là ne sont pas du tout représentatifs de la population. Et encore moins de la population qui s’intéresse le plus au football. »
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Le sociologue estime qu’en amont de la Coupe du monde au Qatar, les médias ont sélectionné la parole pour mettre en avant le boycott. Il partage : « Les personnes qui ont tendance à être pour ce boycott moral et demandent à chacun d’éteindre sa télévision, se trouvent au sein des médias, des politiques, des scientifiques et des intellectuels. Cela montre qu’il y a une déconnexion avec les classes populaires. Il y a décrochage, une fracture totale entre ces deux classes. »
Le sociologue met aussi en avant les hypocrisies qui gravitent autour de cette Coupe du monde. Car, selon ceux qui regardent les matchs, la société véhicule des messages contradictoires. « Il faut boycotter le Qatar mais on lui achète du gaz et des avions », note Philippe Longchamp. Cela brouille le message dans un climat social déjà très tendu d’inflation et de sobriété énergétique. « Et maintenant on leur demande de renoncer à la fête. Ils ne sont pas directement responsables de ces drames », soulève-t-il. De façon caricaturale, la fracture sociale s’accentue entre « ceux qui appellent au boycott, habitent en ville, sont surdiplômés, et dont une grande proportion sont des femmes » et « ceux qui vivent à la campagne, dans un milieu très masculin et très sensible au foot », assume le sociologue.
La parole aux fans de football qui ne boycottent pas
Neuf jours après le début de la Coupe du monde, dont deux matchs de l’équipe de France, quelques passionnés du ballon ont répondu à un appel à témoignages. Ils nous expliquent les raisons pour lesquelles ils ont décidé de ne pas boycotter ce Mondial. « Je n’ai jamais vraiment envisagé de boycotter », témoigne Matthieu, 26 ans. Il confie que « regarder un événement qui se déroule tous les quatre ans, c’est plus fort que moi ». Et ce, même s’il reconnaît que « c’est une compétition sans âme ». Il s’en veut toutefois et dit avoir « du respect pour ceux qui s’y tiennent ». Il l’assure : « Je fais tout de même l’effort de regarder moins de matchs que les précédentes éditions. »
De son côté, Lucas, 25 ans, a « regardé tous les matchs » dès qu’il pouvait. Comment envisage-t-il le boycott ? « Je pense que ce sont des problématiques de bobos », assume-t-il. Pour lui, la prise de conscience ne passe pas forcément par le boycott. « Regarder n’empêche pas d’avoir conscience de ce qui se passe au Qatar, estime-t-il. Ce n’est pas aux citoyens de devoir subir les décisions prises plus hauts. Et en plus ce sont des décisions qui sont liées à de la corruption ».
Enfin, Jean, 28 ans, assure regarder par « curiosité ». Il précise : « Je veux me tenir au courant de l’actualité. Et quand je regarde, j’essaye de le faire sur un site de streaming ». Selon lui, peu de choses ont été mises en place pour un réel boycott de l’événement en France. « Je pense que si ce ne sont pas des drames humains, ou des drames écologiques, qui nous touchent directement, les gens s’en moquent », juge-t-il.
Les politiques muets ?
À quelques jours du coup d’envoi du Mondial, le 17 novembre dernier, le président français Emmanuel Macron a estimé qu’il ne fallait pas « politiser le sport ». « Ces questions-là, il faut se les poser quand on attribue l’événement », a ajouté le président de la République. Pierre Rondeau, professeur d’économie et co-directeur de l’Observatoire sport à la fondation Jean Jaurès, explique pourquoi l’État n’appelle pas au boycott. Il rappelle : « La France est tout simplement partie prenante dans la désignation qatarienne pour l’organisation de cette Coupe du monde. Il y a de très forts soupçons, concernant des tractations entre Nicolas Sarkozy, Michel Platini et le Qatar lors d’un dîner à l’Élysée en 2010. La France aurait aidé le Qatar à obtenir la Coupe du monde. Et le Qatar, en guise de remerciements, aurait acheté le PSG et financé une chaîne de sports, à savoir Bein SPORTS pour augmenter les droits TV ».
L’économiste rappelle que les investissements qataris en France sont très importants. « Rien qu’en Île-de-France nous sommes à 10 milliards d’euros investis par an, partage-t-il. On atteint même des pics à 23 milliards pour toute la France certaines années comme en 2017, 2018 et 2019″. Dans ces conditions, difficile pour le gouvernement français de critiquer le Qatar. Et les intérêts économiques pour la France ne s’arrêtent pas là. « Nous avons même des liens étroits avec les entreprises de BTP qui ont participé à la construction des stades, ajoute-t-il. La sécurité présente au Mondial aurait même été formée par des policiers français ».
Des risques encourus en cas de boycott
Plongeons nous dans de la politique fiction. Que risquerait la France si elle venait à se retirer soudainement du Mondial ? « Si nous avions empêché la France de participer, la FIFA, qui interdit l’ingérence politique, aurait probablement suspendu la France pour plusieurs compétitions », estime Pierre Rondeau.
Cela aurait été préjudiciable pour le foot, notamment pour le foot amateur selon l’économiste. « Le football amateur bénéficie du ruissellement des recettes de la Fédération Française de Football (FFF), explique-t-il. « Sur un budget de 250 millions, 80 millions sont octroyés par la FFF au foot amateur. La FFF tire donc une manne financière très importante du Mondial. Sans cet argent, le football français en pâtirait grandement. »
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Une ferveur populaire tout de même impactée
Si l’audience met du plomb dans l’aile du boycott, il y a tout de même, de quoi se réjouir pour les anti-Coupe du monde. « Les débats autour du boycott ont tout de même eu un effet », note Pierre Rondeau. Et pour cause : les Français ont conscience des critiques qui entourent l’événement. « Ils regardent les matchs avec une certaine peine » et « ils sont gênés de voir un match qui a lieu sur un terrain qui a provoqué la mort », prévient-il. « Cela ne se traduit, certes, pas par l’audience, mais je suis curieux de voir comment cela va se passer au niveau de la ferveur populaire si la France venait à gagner. »
Cela se voit peu, mais tout de même dans les audiences des matchs des Bleus. « Il ne faut pas oublier qu’il y a quand même sensiblement moins de téléspectateurs devant leurs écrans, alors que nous sommes en hiver et que les gens sont davantage chez eux que dans les bars à plusieurs », relève Pierre Rondeau.« Lorsqu’on parle de succès d’audience, tout cela reste relatif car finalement il n’y a pas de comparaison possible », ajoute-t-il.
En Allemagne en revanche, une simple comparaison avec les audiences de la Coupe du monde 2018 permet de bien saisir l’ampleur de la désaffection du pays. Il y a quatre ans, le match entre l’Allemagne et la Suède, diffusé un samedi soir, avec un enjeu similaire, avait réuni 27,5 millions de téléspectateurs avec une part de marché de 76 %. Seuls 17,1 millions de téléspectateurs (49,3 % de parts de marché) ont cette fois regardé la rencontre Allemagne-Espagne (1-1) diffusée sur la chaîne nationale ZDF. C’est tout de même plus de 10 millions de téléspectateurs en moins.
L’image du Qatar risque d’en pâtir
Enfin, avec toutes ces polémiques, le Qatar risque de voir son image écornée. « Il peut sortir mal vu de ce Mondial, si un certain nombre de choses se déroulent mal », selon Michel Raspaud, sociologue grenoblois. Il ajoute : « s’il y a des incidents avec les supporteurs et qu’il y a des réponses disproportionnées, cela peut donner une image de marque tout à fait négative pour le Qatar ».
Toutes ces polémiques autour de ce pays et en particulier « des conditions de vie des travailleurs étrangers, c’est bien entendu problématique pour l’image de marque du Qatar », explique Michel Raspaud. Le Qatar ne s’attendait pas à une telle levée de bouclier selon le sociologue. « En cela, au niveau de la ferveur, le boycott est une réussite », estime de son côté Pierre Rondeau, même si à court terme, cela ne devrait pas empêcher les divers investissements du Qatar, notamment dans le sport.