La crise climatique a fait apparaître, dès 2019, le mot « éco-anxiété ». Conçu comme une angoisse profonde liée à la crise environnementale, ce phénomène touche une part de la population. Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation Jean-Jaurès, est l’un des auteurs du livre Des Européens éco-anxieux ? Le changement climatique à l’épreuve du quotidien. Il a répondu aux questions de Natura Sciences pour expliquer l’ampleur de l’éco-anxiété. Entretien.

Les mauvaises nouvelles pour le climat s’accumulent ces derniers mois. Et pour certains, l’éco-anxiété ne tarde pas à pointer le bout de son nez. Terme cristallisé en 2019 par les manifestations et mouvements pour le climat, l’éco-anxiété fait l’objet d’études scientifiques et sociales. Pour comprendre sa progression, Natura Sciences s’est entretenu avec Théo Verdier, co-directeur de l’Observatoire Europe de la Fondation Jean-Jaurès et auteur du livre Des Européens éco-anxieux ? Le changement climatique à l’épreuve du quotidien, paru en mai dernier.
Natura Sciences : Aujourd’hui, on entend beaucoup le terme d' »éco-anxiété » pour définir une angoisse face aux conséquences du changement climatique. Comment se manifeste-t-elle ?
Théo Verdier : Cette anxiété peut se matérialiser de différentes façons. D’abord, ce que l’on appelle classiquement « éco-anxiété » révèle une sorte d’angoisse pré-traumatique. L’individu se projette dans les conséquences du changement climatique et s’interroge sur son avenir. Cette anticipation génère de forts sentiments négatifs avec une palette d’expressions possibles, dont l’angoisse.
On retrouve également la solastalgie, qui se traduit par un exil sans départ. Cela renvoie à une altération de son environnement qui amène à des sentiments proches de ceux du traumatisme. Cette crainte, c’est celle de la perte d’un environnement naturel dû à l’activité humaine, ou de manière indirecte à l’activité humaine via le réchauffement climatique.
L’éco-anxiété touche-t-elle un profil de gens en particulier ?
Toute l’interrogation est là. Le livre, que j’ai co-écrit avec Rémi Lauwerier et Yana Prokofyeva de la Fondation Jean Jaurès, se base sur une approche statistique. Celle-ci a tendance à montrer que l’âge n’apparaît pas comme un critère. En revanche, la préoccupation climatique augmente à mesure que les niveaux d’études et de revenus sont élevés. En Europe, par exemple, plus un pays détient un niveau de PIB important par habitant, plus il va prioriser cette problématique. C’est le cas dans les pays nordiques, comme la Suède, les Pays-Bas ou l’Allemagne. À l’inverse, dans les pays les plus pauvres de l’Union Européenne, la Grèce, l’Italie, la Bulgarie et la Roumanie, les habitants vont d’abord se préoccuper de la fin du mois avant la fin du monde.
Où se situe la France dans tout ça ?
La France est vraiment dans un groupe médian entre les pays du Sud et de l’est de l’Europe, qui priorisent les questions économiques, et les pays du Nord de l’Europe, qui privilégient, eux, les questions climatiques. Pour connaître la position de la France, la fondation Jean Jaurès a réalisé un panel qui interroge 10.000 citoyens sur les crises jugées les plus importantes pour l’avenir du pays. Pour 46% d’entre eux, la crise sociale est la plus cruciale. Un tiers pense ensuite qu’il s’agit de la crise environnementale. Les préoccupations identitaires arrivent après. Avec ces résultats, on remarque que le sujet économique reste prégnant en France, même s’il l’urgence climatique gagne du terrain.

Pour autant, à l’échelle individuelle, est-ce que l’anxiété se répand ?
C’est difficile à dire, puisque les données statistiques sont plus faibles. Mais l’étude du Lancet datant de septembre 2021 relève un chiffre terrible que personne ne semble relever : 39% des jeunes de 16 à 25 ans [une étude portant sur 10.000 jeunes issus de 10 pays dont la France et les Etats-Unis, ndlr] remettent en question la possibilité d’avoir des enfants. Soit quatre jeunes sur dix. Cela prouve la large prégnance d’un sentiment d’incertitude face à l’avenir, qui peut nous plonger dans une forme d’angoisse. Une autre donnée indique que 75% des jeunes considèrent que c’est une malchance de vivre à notre époque ou que le futur est angoissant.
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Quel est le point de départ ?
Avec mes collègues et Harris Interactive, nous menons une étude qualitative en reprenant les enquêtes développées par les instituts de sondage auprès de 30 jeunes qui ont entre 15 et 30 ans. Ceux-ci se disent « particulièrement préoccupés » par le réchauffement de la planète. On observe que la préoccupation climatique est un cycle dans lequel on peut rentrer par différentes phases. D’abord, on a une phase d’information et de sensibilisation. L’individu va rentrer dans le sujet, souvent via l’actualité médiatique, à travers notamment les réseaux sociaux. Parmi eux, Instagram met en images des réalités de manière beaucoup plus frappantes que lorsqu’elles sont écrites, rédigées et chiffrées. Cette première phase d’information entraîne l’individu à de l’infobésité. Et à terme, il risque de s’isoler.
L’éco-anxiété peut aussi trouver son origine dans le cercle intime, avec des personnes plus sensibilisées que d’autres. Il peut y avoir une co-éducation ou une co-construction sur ces enjeux-là. Cette première étape amène ensuite à deux autres phases qui ne semblent pas forcément consécutives mais qui font partie de ce cycle. On peut tomber dans une forme d’angoisse, qui amène à une certaine apathie, ou dans une autre forme de réaction qui est un surinvestissement personnel.
Qu’entendez-vous par surinvestissement personnel ?
On va avoir tendance à porter le poids du monde. Plus l’individu prend conscience de l’urgence et plus il se rend compte que la société dans laquelle il vit n’a pas pris conscience de l’enjeu, parce que ses proches continuent de manger de la viande ou que la France est condamnée pour inaction climatique. Tout cela fait naître des émotions, notamment de la colère. Par conséquent, l’individu va se sentir surinvesti et va fortement modifier ses modes de vie. L’éco-anxieux va par exemple décider de devenir végétarien, végan, éviter les transports qui émettent le plus de CO2, ou encore revoir le type de vacances qu’il peut se permettre. À côté de cela, il y a aussi un surinvestissement collectif, qui est toutefois moins répandu, où l’individu s’engage auprès d’associations, d’ONG, ou de syndicats.
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Avec des effets du changement climatique de plus en plus perceptibles, cette éco-anxiété va-t-elle prendre une ampleur plus importante ?
J’ai la conviction qu’il faut étudier les éco-anxieux dans leur esprit parce que c’est une forme d’avant-garde, ou en tout cas, ils nous précèdent sur un chemin intellectuel qu’on va tous finir par adopter. Le réchauffement s’intensifie. Et plus on va avoir des manifestations concrètes – inondations, sécheresses, violences, migrations -, plus ces crises vont être répétées et importantes. Elles vont alors davantage occuper notre actualité et nos esprits.
Comment peut-on rester optimiste ?
Il faut savoir accompagner les personnes du cycle décrit. Trois astuces aident à le vivre de manière sereine. D’abord, il faut s’informer de manière équilibrée. Beaucoup de personnes expliquent qu’elles sont entrées dans une forme de surconsommation. Rester focalisé sur le changement climatique ne permet pas de relativiser et d’entretenir une forme d’espoir. Il faut alors faire attention à diversifier les sources et les temps d’informations.
Ensuite, il ne faut surtout pas se sur-responsabiliser. Il n’y a aucune raison de se sentir coupable si l’on a un comportement socialement acceptable par rapport à l’ensemble de la société française. Bien évidemment, il faut faire des efforts mais il ne faut pas se flageller si l’on achète une bouteille en plastique. Il faut continuer de vivre tout en adoptant une réflexion sur son comportement.
Enfin, il ne faut surtout ne pas vivre une mission évangélisatrice parce que l’on voit des conflits apparaître ou des situations humaines tendues. En réalité, la pression que l’on peut mettre à ses proches sur ces sujets est rarement payée de résultats. On peut témoigner sur le réchauffement climatique. Mais accuser et blâmer ne marchera jamais pour sensibiliser ses proches.