El Niño, le phénomène climatique qui amplifie les canicules européennes, a changé de comportement depuis les années 1970. Selon les chercheurs de l’université d’Innsbruck, en Autriche, “le dérèglement climatique pourrait avoir mené au franchissement d’un point de bascule climatique dans les années 1970”.
El Niño et La Niña, deux des phénomènes climatiques les plus importants sur Terre, ont changé depuis les années 1970. En réalité, El Niño et La Niña correspondent à deux phases d’un seul phénomène climatique : l’El Niño – Oscillation australe ou ENSO (pour El Niño – Southern oscillation). El Niño est la phase chaude du phénomène, c’est-à-dire une période où l’océan Pacifique se réchauffe. La Niña, quant à elle, représente la phase froide d’ENSO. Vous ne le savez peut-être pas, mais ENSO possède une troisième phase : la phase neutre.
Chacune de ces phases possède un “état moyen” qui correspond à l’état “normal” du climat. Jusqu’aux années 1970, les variations de l’activité solaire constituaient l’influence majoritaire de ces phénomènes. Cependant, selon l’étude de l’université d’Innsbruck, parue le 14 octobre dans Geophysical Research Letters, l’état moyen d’El Niño et de La Niña s’est modifié depuis, et est désormais majoritairement sous l’influence du dérèglement climatique.
Des stalagmites pour analyser le climat
Comme ENSO a une grande influence sur le système Terre, il faut connaître ce phénomène en détail afin d’améliorer les projections climatiques. Si les scientifiques utilisent des carottes de glace pour étudier l’évolution passée de la composition de l’air, les chercheurs d’Innsbruck ont prélevé deux stalagmites sur l’île du Prince-de-Galles, dans le sud-est de l’Alaska pour analyser l’évolution d’ENSO. Ces dépôts minéraux prélevés dans deux grottes distinctes « fournissent des reconstructions de haute précision et sur le long terme du climat de leur région », explique l’étude. Cette approche explorée par les chercheurs est nouvelle « pour enregistrer la réponse des changements dans la force de la dépression des Aléoutiennes, et donc des réponses d’ENSO dans le Pacifique Nord », précisent les chercheurs.
Le phénomène ENSO agit principalement dans l’océan Pacifique équatorial, où il n’y a pas de stalagmites. L’équipe de recherche a donc dû se tourner vers une autre région pour en prélever. Ils ont pris la direction du Pacifique Nord qui abrite la dépression des Aléoutiennes, une zone semi-permanente de basses pressions atmosphériques, au large des îles du même nom, au sud de l’Alaska. Les chercheurs ont prélevé les deux stalagmites sur l’île du Prince-de-Galles qui se trouve dans la région.
Ce choix n’est pas dû au hasard : le climat du Pacifique équatorial est lié à celui du Pacifique Nord via un “pont atmosphérique”. Les deux régions s’influencent alors au niveau des vents, des températures ou encore de l’humidité. La dépression des Aléoutiennes se trouve ainsi sous l’influence d’ENSO via le pont atmosphérique. Résultat : selon les chercheurs, une dépression des Aléoutiennes renforcée correspond à une période d’El Niño. Une dépression des Aléoutiennes affaiblie, quant à elle, indique un événement La Niña.
Des conditions météorologiques modifiées en Alaska
D’après les chercheurs, les données récoltées à partir des stalagmites montrent que le forçage solaire, soit la variation de l’activité solaire, a été le facteur d’influence majeur sur l’état moyen d’ENSO durant des centaines d’années. En général, une activité solaire accrue entraînait davantage d’événements de La Niña. L’inverse accentuait le nombre d’apparitions d’El Niño. En Alaska, depuis des siècles, La Niña entraîne des conditions chaudes et sèches. De son côté, El Niño provoque des conditions froides et humides.
Lire aussi : L’année 2023, symptomatique de nouveaux « extrêmes climatiques » à venir
Depuis la fin des années 1970, ce statu quo a pourtant changé. Des conditions plus chaudes et humides ont été observées de manière plus récurrente dans le sud-est de l’Alaska. Selon les chercheurs, cela n’avait “encore jamais [été] observées durant les 3.500 dernières années”. Ces conditions ne correspondent pas aux précédentes conséquences d’événements El Niño ou La Niña en Alaska. Ainsi, elles “indiquent un changement significatif des propriétés d’ENSO”, expliquent les chercheurs.
Un forçage anthropique venu remplacer le forçage naturel
Les chercheurs documentent bien les changements observés chez ENSO et dans le Pacifique Nord depuis les années 1970. Cependant, la cause de ces changements restait encore mal déterminée. D’après les données des stalagmites, après 1850, les niveaux de CO2 atmosphérique se déconnectent fortement de ce qui peut être attendu de la variabilité naturelle. Selon les chercheurs, l’augmentation négligeable de l’activité solaire sur cette période ne justifie pas cette déviation d’ENSO de sa variabilité naturelle. Cependant, d’après l’étude, cela coïncide avec l’augmentation du CO2, principalement de source anthropique, au-dessus des niveaux pré-industriels. “Il est évident que les gaz à effet de serre anthropiques sont responsables de la déviation de la variabilité naturelle”, concluent les chercheurs.
Les scientifiques suggèrent “qu’un point de bascule du changement climatique pourrait avoir été atteint dans les années 1970”, apportant alors un nouvel état moyen d’ENSO, “avec l’initiation d’un schéma d’El Niño plus permanent”. Dans ce nouvel état, ENSO “est maintenant dominé par les forçages anthropiques” comme le dérèglement climatique.
Lire aussi : L’été 2023, « marqueur du changement climatique », selon Météo-France
Les climatologues vont donc devoir modifier les modèles climatiques pour prendre en compte ces changements. “Nous recommandons que les modèles scientifiques fixent leurs biais méthodologiques […] afin d’obtenir des projections climatiques améliorées d’ENSO”, avertissent les chercheurs d’Innsbruck.
L’eau légère et l’eau lourde : deux indicateurs du climat
Si les stalagmites peuvent servir d’indicateurs de l’évolution du climat, c’est grâce à l’analyse des différentes couches de dépôts minéraux. Ces derniers agissent comme des témoins de la composition de l’eau ayant traversé les cavités dans lesquelles elles se sont formées.
Pour déterminer l’évolution du climat et en apprendre davantage sur l’état climatique de la région à leur période de formation, les scientifiques s’intéressent au nombre de neutrons présents dans les atomes d’oxygène de l’eau des différentes couches de stalagmites. Rappelons qu’une molécule d’eau se compose de deux atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène. Cet atome d’oxygène peut être de l’oxygène 16 : il contient huit protons et huit neutrons. Ou il peut être de l’oxygène 18, plus rare. Il contient alors huit protons et dix neutrons. Lorsqu’une molécule d’eau contient de l’oxygène 16, on la qualifie d’ « eau légère ». Lorsqu’elle contient de l’oxygène 18, on parle d’ « eau lourde ».
Un taux d’O 18 dépendant de l’origine de l’eau
En période froide, seule l’eau légère parvient à s’évaporer des océans. Les précipitations engendrées en cette période sont donc riches en oxygène 16. Les stalagmites formées contiennent alors plus d’oxygène 16 que d’oxygène 18. En période chaude, l’eau légère et l’eau lourde s’évaporent des océans. Les importantes précipitations engendrées contiennent alors davantage d’eau lourde, tout comme les stalagmites formées.
Dans cette étude, les scientifiques de l’université d’Innsbruck ont découvert que la dépression des Aléoutiennes puisait de l’eau dans différentes régions selon son intensité. Lorsqu’elle est forte, elle capte davantage d’eau provenant de régions situées au sud des grottes où ont été récupérées les stalagmites. Ces eaux possèdent peu d’oxygène 18, tout comme les dépôts minéraux qu’ils créent. Au contraire, une dépression des Aléoutiennes faible utiliserait davantage d’eau de la région où se situent les grottes. Le taux d’oxygène 18 y est relativement fort, tout comme les couches de stalagmites engendrées. En fin de compte, le taux d’oxygène 18 des stalagmites permet d’évaluer la force de la dépression des Aléoutiennes et, par conséquent, l’état d’ENSO, à une période donnée.