10% des glaciers suisses ont disparu ces deux dernières années, soit autant qu’entre 1960 et 1990. Étienne Berthier, glaciologue à l’Université de Toulouse nous détaille la situation.

10% des glaciers suisses ont disparu ces deux dernières années, soit autant qu’entre 1960 et 1990. Ce chiffre a été annoncé par l’Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT) fin septembre. Respectivement, les années 2022 et 2023 ont connu des reculs de 6% et 4%. Le rythme de fonte des glaciers est-il en train de brutalement s’accélérer ? Étienne Berthier, glaciologue à l’Université de Toulouse fait le point sur l’état des glaciers alpins.
Natura Sciences : Ces deux dernières années, la fonte des glaciers suisses a été très importante. Peut-on parler d’une accélération brutale de la fonte dans les Alpes ?
Etienne Berthier : Personnellement, je ne parlerais pas d’accélération sur un temps aussi court. Je réserve ce terme pour une période de 20 à 30 ans où l’on observe des séries tous les ans, de manière un peu continue. Du point de vue climatique, c’est à partir de ce type de période que les mesures commencent à avoir du sens. Là, nous allons plutôt parler d’extrêmes climatiques sur ces deux années parce qu’il se peut très bien, enfin j’espère, que l’année prochaine revienne à une année équilibrée, voire légèrement négative. Deux années extrêmes ne présagent pas du tout d’autres années extrêmes qui se succéderaient.
Les observations de ces deux dernières années étaient encore liées à la variabilité interannuelle. 2022 et 2023 ont effectivement été des années extrêmes sur toute l’Europe, et donc tout l’arc alpin. Ces pertes de masses importantes des glaciers sont la conjugaison d’une sécheresse hivernale, donc d’une accumulation neigeuse faible, et d’une fonte estivale beaucoup plus forte que d’habitude. Pour 2023, si nous simplifions, l’explication est que les mois d’avril-mai ont été relativement humides. Dans les Alpes, cela s’est traduit par des chutes de neige, étant donné que les glaciers sont à plus haute altitude. Dans les Pyrénées l’isotherme 0°C était trop haut, donc les précipitations sont tombées sous forme de pluie et non sous forme de neige et n’ont donc pas contribué à retarder la période de fonte.
Quelles seraient les conséquences si ce rythme de fonte élevé se maintenait dans les Alpes ?
Sur les Alpes, une fonte extrême veut dire que les glaciers contribuent de l’eau aux rivières. Pour le moment, parce qu’ils fondent très vite, ils permettent de compenser un peu la diminution des débits dans les rivières en période de sécheresse. Ils vont avoir cet effet de château d’eau naturel capable de limiter la baisse des débits.
Pour donner un exemple, en 2003, qui était aussi une année assez extrême en termes de perte de masse des glaciers, la fonte des glaciers constituait 40% du débit du Rhône à Beaucaire, près de son embouchure. Donc lors de ces événements caniculaires et en période de sécheresse, les apports d’eau dus à la fonte rapide des glaciers sont importants.
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Cependant, si nous supposons un rythme de perte de masse de 10% en deux ans sur tout l’arc alpin, nous pouvons parler d’un recul, voire d’une disparition, encore plus rapide que ce qui est anticipé actuellement. Aujourd’hui, nous parlons beaucoup de l’échéance 2100 où il restera, peut-être, 10-15% des glaciers, tout cela dépendant fortement des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, avec des pertes aussi fortes, on peut imaginer un recul plus rapide des glaciers.
Et quand les glaciers auront disparu, ou en tous cas lorsqu’ils occuperont des surfaces trop réduites, le volume d’eau qu’ils libéreront sera très faible. Ils ne pourront plus jouer ce rôle de château d’eau et donc maintenir quelque peu les débits des rivières dans ces périodes extrêmes de canicules et de sécheresse.
En 2021, vous aviez montré dans une étude que les glaciers du globe perdaient 267 milliards de tonnes de glace par an. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Malheureusement, nous ne sommes pas capables de faire ce suivi à l’échelle globale en temps réel. Nous ne disposons donc pas encore de nouvelles données. De plus, le satellite que nous avons utilisé pour nos mesures va probablement cesser de fonctionner en 2025-2026 et ne sera pas remplacé. Donc, même notre capacité à continuer à suivre les pertes de masse des glaciers risque d’être considérablement affectée après 2025-2026.
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Constate-t-on un phénomène similaire de fonte brutale au niveau mondial ?
Dans les Alpes et dans les Pyrénées, nous avons des mesures prises en fin de saison de fonte. À ce moment, les glaciologues font le bilan de l’état de santé du glacier. Ces données nous permettent alors de dire si les glaciers ont perdu ou gagné de la masse. Cependant, ces mesures locales n’existent pas à au niveau mondial. Il y a des régions entières qui ne sont pas couvertes par des mesures et des régions où les mesures existent mais vont mettre du temps à être analysées, interprétées et diffusées. Ainsi, les chiffres dont nous disposons sont limités à certaines régions et ne constituent pas forcément un échantillon représentatif. Dans tous les cas, il faut un certain temps, de l’ordre de plusieurs années, avant de pouvoir déterminer une perte de masse à l’échelle globale.
Pour être plus simple, nous n’avons pas, avec nos techniques de mesure, une résolution annuelle. Par exemple, les travaux auxquels j’avais contribué sur la période de 2000-2019, couvrent 20 ans de données. Compte tenu de la densité des données utilisées pour étudier les glaciers, nous estimons obtenir une résolution temporelle, c’est-à-dire une mesure indépendante, tous les 4 ou 5 ans. Au pas de temps annuel, les résultats ne sont pas forcément pertinents.
Est-il possible d’extrapoler à partir des mesures existantes ?
C’est entre autres ce qu’on a vu dans l’étude portant sur 20 ans de données. Il n’y a pas de signal homogène d’une région à l’autre. Globalement toutes les régions du globe perdent de la masse, mais cela reste modulé régionalement par les variations d’accumulations neigeuses. Il peut y avoir des périodes d’une ou plusieurs années de suite où l’accumulation neigeuse va augmenter, et donc compenser l’accélération des pertes de masse qui serait liée à l’augmentation de la température. Même au niveau de la température elle-même, il y a ce qu’on appelle la variabilité naturelle du climat. Celle-ci fait que dans certaines régions la température se stabilise voir diminue quelques années. Toutefois ce n’est pas du tout un signe qu’il n’y a pas de réchauffement climatique. Ce sont juste des modulations du réchauffement, par la variabilité naturelle du climat.
Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on regarde les régions de plus petite taille. Un exemple concret : entre 2000 et 2010, les glaciers d’Islande ont perdu énormément d’épaisseur. Entre 2010 et 2020, la perte de masse s’est considérablement ralentie. C’est à la fois dû à des températures stagnantes mais aussi à une accumulation neigeuse qui augmentait. Donc ce n’est pas du tout parce qu’on observe des années extrêmes dans les Alpes que ce même phénomène va être retrouvé ailleurs. Cependant, vingt ans d’observation des satellites et plus de soixante ans sur le terrain nous permettent d’affirmer qu’il y a bien une accélération de la fonte des glaciers du globe.