Face à l’ampleur de la crise écologique et climatique, l’idée que l’innovation technologique sera la solution prend de plus en plus racine. L’ingénieur Philippe Bihouix nous alerte sur ce phénomène et en prévient les dangers. Entretien.
Le débat fait rage entre les « techno-solutionnistes » et les « techno-critiques ». L’innovation, s’impose pour beaucoup comme la solution miracle pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre. Philippe Bihouix est ingénieur, spécialiste des ressources non renouvelables, promoteur des low-tech et romancier. Pour l’auteur de « L’Âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable« (2014), il est vain d’espérer que l’innovation suffira à atteindre nos objectif d’ici 2050. Et ce, malgré la low-tech, qui s’appuie sur des innovations résilientes.
Natura Sciences : Quelle est votre définition de la « low-tech » ?
Philippe Bihouix : Pour moi, il faut prendre la low-tech sous forme de démarche. Une démarche qui consiste à privilégier, à chaque fois que possible, des techniques sobres et résilientes. Il faut réinterroger nos besoins, à faire preuve de « techno-discernement » en utilisant les technologies à bon escient.
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Il s’agit d’abord de mettre en œuvre une sobriété « systémique ». C’est-à-dire réduire nos besoins de constructions neuves, en partageant, en intensifiant l’usage des lieux existants. Mais également en privilégiant la rénovation, la transformation et la réhabilitation. En s’orientant vers des mobilités douces et des voitures plus légères et moins puissantes. Il faut revisiter l’aménagement du territoire. Mais également la répartition des logements, des emplois et des services pour baisser les besoins de mobilité. Le tout, en mettant en œuvre des systèmes de distribution basés sur le zéro déchet et les circuits courts ; en mettant l’accent sur la prévention en médecine – lutte contre la malbouffe, le stress, le manque d’activité notamment. Nous devons mutualiser les réseaux d’accès télécoms et limiter le format des vidéos, ainsi que les usages mobiles. Avec comme objectif la réduction de la facture énergétique du digital.
Une fois cette sobriété mise en place, quels types de biens privilégier ?
La réflexion sur le type de matériaux à utiliser est importante. On peut d’abord privilégier, si les volumes nécessaires sont raisonnables, et compatibles avec la production, les matériaux biosourcés, comme le bois ou les résidus agricoles, ou les matériaux géosourcés, comme la terre, et la pierre.
Il faut ensuite concevoir et produire des biens durables, réparables, réutilisables dont la durée de vie est considérablement augmentée. Plus les matériaux sont mélangés, composites, alliés, plus le recyclage sans perte de fonctionnalité sera difficile. Il faut essayer d’incorporer le moins de ressources rares et non renouvelables possibles, et donc notamment, éviter à chaque fois que c’est possible, l’électronique. On peut aussiréfléchir à la biodégradabilité en fin de vie, en particulier pour les produits à usage unique ou à durée de vie courte.
Nous devons entrer dans un « âge de la maintenance », dans lequel on prend soin des objets et où l’on réemploie, réutilise, et met plus d’énergie humaine sur la déconstruction, le démantèlement précautionneux, le tri, ou le recyclage.
Enfin il y a des choix de société à faire : pourquoi numériser l’école, par exemple, alors que les effets pédagogiques sont inconnus, et les effets sociaux de l’usage intensif des écrans mortifères ? À quoi va servir le métavers, à part nous envoyer des pubs personnalisées ?
Quel doit donc être le rôle de la low-tech dans la transformation écologique?
Il ne faudrait pas non plus donner dans l’idéalisme rêveur non plus. Je ne pense pas que la démarche low-tech puisse nous « sauver ». Mais elle fait certainement partie du panel de réflexions qui peut nous amener vers un monde technologiquement plus soutenable. Autrement dit, un monde moins consommateur de ressources non renouvelables, réinscrit dans les limites planétaires. Un monde qui peut nous guider vers des choix collectifs et des évolutions économiques, sociales, culturelles bénéfiques pour l’environnement et une société plus apaisée.
Justement, comment aller vers un monde technologiquement plus « soutenable », soit moins consommateur de ressources non renouvelables, réinscrit dans les limites planétaires ?
Il faut réduire considérablement les flux de matière et d’énergie. Et donc passer d’un monde du consommer, puis jeter, au prendre soin, maintenir et faire durer. Il y aura toujours des besoins « à courte durée de vie ». Comme pour certains emballages, les usages médicaux ou hospitaliers. Mais cette partie essentielle concerne des volumes assez limités.
Dans certains cas, la réduction des volumes demandera des évolutions culturelles et sans doute réglementaires et fiscales : fast fashion, smartphones et produits électroniques grand public, exigences de livraison en 24h. Dans d’autres, la sobriété systémique serait plus « indolore ». On n’est pas plus heureux parce qu’on doit changer d’aspirateur ou de fer à repasser tous les 5 ans, faute de pouvoir les entretenir et les réparer. Si, en 2050, on installe des éoliennes offshore pour alimenter des usines d’aluminium afin de fabriquer des dosettes de café expresso, on aura quand même raté quelque chose. Il faut revoir profondément nos ‘besoins’.
L’idée que la solution viendra de la technologie est-elle une chimère qui n’existe que pour nous rassurer ?
Le discours techno-solutionniste est très présent, et contribue certainement à nous rassurer et à renforcer un certain immobilisme. Il ne faut pas rejeter toute innovation technologique. Mais l’histoire montre que plus de technologie, c’est une consommation accrue de ressources, une économie circulaire qui s’éloigne à cause des produits très complexes, plus durs à recycler, et surtout un effet rebond presque systématique. On n’arrive pas à « engranger » les gains d’efficacité de l’innovation technologique. On en profite pour consommer toujours plus car les produits et services deviennent moins chers.
La promesse de bonheur du genre humain par la technique n’est pas nouvelle. Elle était déjà présente chez Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantide [paru en 1627, NDLR] et René Descartes. Dans les années 1950, on prévoyait des voitures volantes, des fusées personnelles et des bases lunaires. On en est toujours là, mais comme l’état de la planète se dégrade, souvent de façon irréversible, les promesses d’abondance par le progrès technologique se muent aussi en promesses « réparatrices » : capture du CO2 dans l’atmosphère, nettoyage des plastiques dans les océans, bactéries dépolluantes, renaissance du mammouth laineux ou du dodo. L’être humain est un indécrottable rêveur.
Propos recueillis par Léo Sanmarty