Les activités humaines perturbent aussi les poissons d’eau douce. Le laboratoire de Biologie des organismes et écosystèmes aquatiques du Muséum d’Histoire Naturelle révèle que depuis l’Anthropocène, près de 500 espèces, autrefois endémiques d’une seule région, ont changé d’habitat.
Près de 500 espèces de poissons d’eau douce, autrefois endémiques, se retrouvent maintenant sur plusieurs continents. C’est ce que révèle une étude réalisée par le laboratoire de Biologie des organismes et écosystèmes aquatiques (BOREA) du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN), du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD).
L’étude, publiée ce 17 novembre 2023 dans le revue Science Advances, apporte “une nouvelle preuve de l’Anthropocène”, selon Boris Leroy, biogéographe au laboratoire BOREA et auteur principal de l’étude. D’après Francois Gemenne et Marine Denis, l’Anthropocène se définit comme “une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques”.
Les poissons d’eau douce, témoins de l’impact de l’Homme sur les écosystèmes
Les chercheurs du laboratoire BOREA se sont basés sur les données concernant plus de 11.000 espèces de poissons, réparties dans plus de 3.000 bassins versants, à savoir des zones géographiques délimitées par des frontières naturelles comme des lignes de crêtes. En suivant cette méthode, les scientifiques ont pu “comparer la “biogéographie” des poissons d’eau douce avant et après les introductions d’origines humaines d’espèces exotiques”.
Les poissons d’eau douce ont peu de possibilités de migrer naturellement. En effet, les bassins versants reçoivent l’ensemble des eaux circulant naturellement depuis un côté d’un sommet montagneux vers un même cours d’eau ou une même nappe phréatique. Les cours d’eau de deux bassins versants ne communiquant pas entre eux, les poissons d’eau douce sont donc restreints à cette zone géographique. Ainsi, selon l’étude, et avant l’Anthropocène, plus de 99% des espèces de poissons d’eau douce étaient endémiques à leur région.
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Cependant, selon les chercheurs, “les poissons d’eau douce ont une longue histoire d’introductions, intentionnelles ou non, dans toutes les régions du globe, ce qui en fait l’un des groupes les plus introduits à l’échelle mondiale”. Ces introductions arrivent via des activités comme l’aquaculture, l’aquariophilie, l’utilisation d’appâts pour la pêche, le contrôle biologique ou encore la création de canaux entre deux bassins versants. Ainsi, à cause de leur très faible probabilité de migration naturelle, la présence de certaines espèces de poissons d’eau douce sur plusieurs continents est la preuve d’une intervention humaine. Par conséquent, les poissons d’eau douce introduits “sont des marqueurs du fait que l’homme est une force de changement planétaire”, explique Boris Leroy.
Des changements à l’échelle planétaire
D’après les résultats de cette étude, ces introductions ont modifié les régions biogéographiques naturelles en “régions de l’Anthropocène”. Le changement le plus notable étant la fusion de quatre des six régions naturelles. En effet, “l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Asie et l’Océanie ont fusionné en une seule grande région qui présente désormais une composition commune d’espèces”, détaille l’étude. Cette nouvelle région est nommée la PAGNEA (anagramme de la Pangée en anglais).
De plus, selon les chercheurs, la structure de ces régions s’est également simplifiée. Avant l’Anthropocène, dans les régions naturelles, la “majorité des bassins versants présentaient au minimum quatre niveaux de regroupement”. En d’autres mots, même au sein d’un continent, on pouvait observer des différences majeures entre « sous-régions », habitées par différentes espèces. Au contraire, la plupart des bassins versants de l’Anthropocène ne présentent que deux niveaux de regroupement. “Nous avons cette homogénéisation et, en résumé, cette perte de diversité régionale. Auparavant, lorsque nous passions d’un endroit à l’autre au sein d’une région, nous pouvions observer des espèces différentes. Aujourd’hui on va avoir tendance à observer les mêmes choses partout”, détaille Boris Leroy.
“Il y a plusieurs conséquences que nous allons documenter”.
D’après le biogéographe, cette homogénéisation des espèces a deux conséquences majeures. “La première est le fait que nous observons une perte d’originalité au sein des régions”. En effet, selon cette étude, l’endémisme des poissons d’eau douce a diminué dans les bassins versants. Ainsi, il y a maintenant un pourcentage plus important d’espèces de poissons répandues dans plusieurs régions.
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La deuxième conséquence des introductions d’espèces est le risque lié aux espèces invasives. Si la majorité des espèces introduites n’est pas invasive, celles qui le sont ont des “impacts dramatiques sur l’écosystème”. Par exemple, la silure glane, arrivée en Europe depuis l’Espagne, est aujourd’hui le plus grand poisson d’eau douce européen. L’espèce ne pose pas de problème dans son habitat d’origine. Cependant, en Europe, elle menace des espèces de poissons migrateurs dont la population est en fort déclin. Les espèces invasives peuvent provoquer “des impacts écologiques sur la biodiversité native, par exemple des réductions de populations et des extinctions d’espèces. Or, si des populations de poissons natives disparaissent, cela peut avoir des conséquences sur les sociétés humaines, comme des coûts économiques”, détaille Boris Leroy. Entre autres, l’une des proies de la silure glane est le saumon atlantique, une espèce commercialement importante en Europe. L’arrivée d’un nouveau prédateur comme la silure glane peut alors poser des problèmes économiques pour l’industrie de la pêche.
Des risques qui ne cessent d’augmenter
Les espèces introduites posent également d’autres risques pour les espèces natives. En effet, “souvent, les espèces introduites n’arrivent pas toutes seules, mais avec un cortège d’autres espèces. Par exemple, des parasites, ou encore des maladies qu’elles transmettent aux poissons natifs”, décrit le biogéographe. “Comme elles viennent d’une zone différente, l’écosystème natif n’est pas préparé à ces nouvelles maladies, ces nouveaux parasites. Un peu comme le coronavirus pour les humains”. Ces maladies peuvent alors porter grandement atteinte aux espèces natives. Par exemple, le goujon asiatique, introduit en Europe dans les années 60 pour la pêche, est arrivé avec un champignon, l’agent rosette. « Partout où le goujon asiatique se répand, il répand l’agent rosette dans les populations de poissons natives. Des travaux ont montré qu’il y avait une augmentation de ce champignon dans les organes des poissons natifs, ce qui cause de très forts déclins de population« , explique Boris Leroy.
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En dépit de ces alertes, Boris Leroy considère qu’un autre risque plane sur les espèces aquatiques d’eau douce. Selon le biogéographe, aujourd’hui, le danger vient des espèces qui ne sont pas encore connues pour avoir des impacts. En effet, les espèces invasives font maintenant l’objet de restrictions de transport et d’introductions dans les régions où elles peuvent avoir un grand impact. Par exemple, « le goujon asiatique, est sur la liste des 88 espèces interdites au transport et à l’introduction en Europe. Il y a dix espèces de poissons d’eau douce sur cette liste, qui sont déjà connues pour avoir des impacts« , détaille Boris Leroy. Cependant, ces mesures ne protègent pas les écosystèmes de toutes les espèces exotiques envahissantes. De nouvelles introductions sont donc encore possibles. Celles-ci “risquent d’arriver dans le futur car le nombre d’introductions ne cesse d’augmenter. Donc il va y en avoir d’autres, c’est certain. Il faudrait par conséquent davantage axer sur la prévention aujourd’hui”, prévient le chercheur.
Des impacts qui seront toujours visibles dans des millions d’années
Les impacts à court et moyen terme de l’Anthropocène sont déjà observables. Toutefois, d’autres conséquences, à très long terme, sont à prévoir. Boris Leroy est résolument convaincu que l’humanité “est en train d’altérer la trajectoire évolutive de la Terre”. En introduisant des espèces dans des milieux qu’elles n’auraient jamais pu atteindre par elles-mêmes. Les hommes créent alors de “nouveaux points de départ évolutifs”. Ainsi, “les descendants de ces lignées seront des conséquences des actions humaines. Sans notre intervention, de telles populations n’auraient jamais pu exister”, explique le chercheur.
Les effets de ces introductions d’espèces sont visibles dès aujourd’hui. Dans le futur, ceux-ci seront visibles dans le registre fossile. En effet, avant l’Anthropocène, les fossiles étaient “très distincts entre continents”. Cependant, “à cause des introductions, maintenant, des fossiles communs vont être présents entre tous les continents”. Ainsi, les conséquences de l’Anthropocène seront visibles “pour des millions d’années”. “Nous ne réalisons pas bien les conséquences de ce que nous sommes en train de faire”, s’alarme Boris Leroy.