Face au dérèglement climatique, les agriculteurs africains doivent faire face à de nouvelles problématiques qui peuvent mettre en péril leurs cultures. Entretien avec Daouda Diagne, docteur en sociologie rurale, pour qui l’Afrique n’est pas condamnée à subir avec fatalité.
L’Afrique détient à un quart des terres cultivables du monde. Pourtant, en 2014, Philippe Hugon, alors directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) indiquait que le nombre de mal nourris y a explosé en trente ans. L’agriculture en Afrique, majoritairement vivrière, ne semble plus être capable de nourrir suffisamment, en particulier dans les zones rurales. Ainsi, l’ONU indique qu’en 2020, 282 millions d’Africains étaient en sous-alimentation.
Dans ce contexte, l’agriculture africaine devra, dans les prochaines années, faire face à deux défis majeurs. Les agriculteurs africains auront pour mission de produire davantage pour se nourrir, et aussi s’adapter face aux effets du dérèglement climatique. Dans le cadre de son Agenda 2063, l’Union africaine indique notamment que « le continent doit investir dans une agriculture moderne pour accroître la proactivité et la production », puis ajoute que « des mesures doivent être prises pour s’attaquer aux problèmes liés aux changements climatiques ».
Afin de comprendre comment le continent africain peut transitionner vers une agriculture plus résiliente, Natura Sciences s’est entretenu avec Daouda Diagne, docteur en sociologie rurale.
La menace climatique qui pèse sur l’agriculture en Afrique est-elle nouvelle ?
Daouda Diagne : Pour répondre à cette question, je dois revenir quelques années en arrière. Dans les années 80, durant mon cursus universitaire en géographie, j’étudiais les questions liées au changement climatique. En 1988, mon mémoire de maîtrise portait sur l’impact de la sécheresse dans la zone du lac Rose, qui était le point d’arrivée du Paris-Dakar. Déjà à cette période-là, l’impact de la sécheresse entraînait des conséquences notoires sur l’agriculture et les sociétés villageoises en général. Donc j’ai plutôt l’impression que nous avons toujours été impactés par les changements liés au climat. Toutefois, le phénomène qui semble se poser actuellement, c’est que l’impact du réchauffement climatique est plus difficilement maîtrisable.
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C’est comme si la nature était devenue folle. Aujourd’hui, le dérèglement climatique est plus difficile à gérer. Les pluies tombent désormais sur de courtes périodes, qui s’espacent de plus en plus. Et parfois, des précipitations arrivent à des périodes où on ne les attend pas du tout. Par exemple, il a plu il y a deux semaines au Sénégal, alors que certains agriculteurs n’avaient pas fini de ramasser les produits de leurs récoltes. Toutes ces nouvelles contraintes obligent à développer de nouvelles capacités de résilience.
Comment faire pour rendre l’agriculture africaine plus résiliente ?
Cela ne va pas être simple car il va falloir passer par plusieurs échelles. Prenons l’exemple de l’Afrique de l’Ouest. En général, on considère que le premier cercle de production est l’exploitation familiale. C’est le premier cercle de sécurisation. À ce niveau, la résilience vient essentiellement d’un retour à d’anciennes pratiques abandonnées. Aujourd’hui, le premier réflexe de réaction et de réadaptation est de retrouver la résilience dont on disposait et que l’on a perdue. Cela passe notamment par une diversification des cultures, ou l’utilisation de bio-intrants. Il est nécessaire de reconquérir des pratiques anciennes, de se les réapproprier, et les remettre au goût du jour, notamment à travers les pratiques agroécologiques.
Le deuxième niveau où rechercher la résilience est la commune ou le département. Il est nécessaire que les plans de développement locaux adoptent une ligne orientée sur l’agroécologie et la préservation des ressources. Pour cela, il faut des capacités de négociations collectives. Ensuite, il y a l’échelle nationale. Il faut que l’Assemblée nationale fasse aussi preuve d’une forte volonté. Cela est en train de se faire à travers les multiples dynamiques de transition agroécologique, à l’exmple de la « Dynamique pour une Transition Agroécologique au Sénégal » (DyTAES).
En somme, il est nécessaire que l’adaptation au dérèglement climatique dans l’agriculture soit structurée et intervienne à plusieurs échelles, du niveau familial jusqu’à plan national. Les initiatives au niveau supranational, comme les coalitions de pays ont également un rôle à jouer.
Comment un État peut-il soutenir le développement de l’agroécologie sur son territoire ?
En premier lieu, il peut y avoir une réflexion sur les subventions aux intrants. Au Sénégal, 100% des subventions allaient aux intrants chimiques. Une forte mobilisation a eu lieu dans le pays pour que cela change. Le combat mené a permis de convaincre que la transition agroécologique a un intérêt. C’est ainsi qu’il y a deux ans, le gouvernement a décidé d’accorder 10% du budget de la subvention nationale pour les bio-intrants. C’est déjà un premier pas. Désormais, l’ambition serait de faire passer cette part à 35%.
Transformer un modèle agricole a un coût. Est-ce que l’argent nécessaire à la transition agroécologique en Afrique pourrait être rapidement mobilisé ?
Complètement. En tant que sociologue, je pense que la meilleure posture à adopter pour le politique est de se dire que s’il croit en quelque chose, il doit être le premier à investir. Ce n’est que comme ça qu’il pourra aller voir d’autres acteurs pour leur demander de rejoindre sa cause. Ensuite, ils pourront ensemble faire les « colibris » et contribuer à l’atteinte de leur objectif. Mais dans tous les cas, le premier euro, franc CFA ou dollar dépensé doit toujours venir du budget national.
L’adaptation de l’agriculture sur le continent africain est-elle possible partout de la même manière ? Certaines régions risquent-elles d’avoir plus de mal à enclencher leur transition ?
En dépit de quelques différences, nous avons une histoire commune. Je pense que nous faisons face à un défi forcément commun. Nos différents pays communiquent. C’est ainsi qu’il avait été décidé, unanimement au niveau de l’Union africaine en 2004, qu’au minimum 10% de chaque budget national serait alloué à l’agriculture. Dans ces négociations, il n’y avait pas que des Sénégalais. Il y avait aussi des Maliens, des Mozambicains, des Sud-Africains, etc. On s’est bien rendu compte que sur beaucoup d’aspects, nous sommes tous embarqués dans la même pirogue.
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En revanche, l’enjeu est surtout que nous puissions nous accorder sur des lignes communes pour affronter les enjeux et défis de l’agriculture et du dérèglement climatique. Il est nécessaire dans ce cas que les États adoptent une réelle posture continentale, et dépassent les seuls intérêts nationaux. Quoi que l’on dise, toutes nos politiques agricoles sont liées. Par exemple, la politique agricole sénégalaise est insérée dans l’ECOWAP [politique agricole des États de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest, NDLR]. Et elle-même est intégrée dans l’Union africaine, le NEPAD [agence de de l’Union Africaine, basée en Afrique du Sud, NDLR]. Que cela soit l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale ou l’Afrique australe, nous sommes tous unis par le NEPAD.
Donc selon vous, le défi de l’adaptation de l’agriculture dépend davantage de volontés politiques que de modifications de la nature des sols ? Par exemple, la fondation néerlandaise Climate Adaptation Services assure que d’ici 2050, la hausse des températures pourrait largement compromettre la production de tomates et d’haricots au Kenya. Comment répondre politiquement à cette projection climatique ?
Je pense que nous disposons de beaucoup plus de capacités d’adaptation que ce que l’on imagine. Pour les saisir, il ne faut pas se mettre dans une posture de soumission face au changement climatique. Au contraire, il faut être dans une démarche d’anticipation. Cela permettrait de faire de l’analyse prospective. Ainsi, les acteurs du monde agricole doivent anticiper et se demander « s’il se passera tel événement dans cinq ans, quelle doit être ma posture aujourd’hui ? ». Ce défi est plus celui d’une capacité d’anticipation. Il faudra prendre en compte les évolutions climatiques d’un territoire pour savoir comment y faire évoluer les pratiques agricoles. Et par exemple, dans le cas où le stress hydrique serait trop grand à un endroit, il faudrait attribuer le sol à un autre usage en termes de vocation. C’est le rôle de l’aménagement des territoires.
Jusqu’à présent, l’agriculture en Afrique utilise très peu d’intrants par rapport à d’autres régions du monde. Les agriculteurs africains risquent-ils d’y avoir davantage recours du fait du dérèglement climatique ?
Sur ce point, il y a à la fois un risque et une atténuation du risque. Le dérèglement climatique risque de favoriser le recours aux OGM. Jusqu’à récemment, le gouvernement sénégalais bloquait totalement la possibilité d’importer des semences OGM. Ce verrou a sauté en juin 2022. L’Assemblée nationale a pris cette décision en procédure d’urgence, sans recourir au moindre débat. Aujourd’hui, le Sénégal a ouvert ses portes aux OGM. Le Kenya en a fait de même en octobre 2022. Le risque est que les agriculteurs succombent à la tentation d’avoir des semences qui résistent à la sécheresse. Cela pourrait faire courir des risques de « Terminator » par la suite [à savoir que la plante devienne stérile, NDLR]. Il ne faut pas que les agriculteurs tombent dans le piège.
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Mais dans le même temps, on note une atténuation du risque car les engrais chimiques deviennent de plus en plus chers. Actuellement, les tarifs sont en train de doubler, voire tripler. Cela est dû aux crises que traverse le monde, comme la guerre en Ukraine. Par conséquent, cela contraint les producteurs à changer leur fusil d’épaule et opter pour les bio-intrants. Sur ce point, il y a de l’espoir.
Cependant, je demeure extrêmement inquiet par rapport à la force de persuasion des lobbies, des vendeurs d’intrants et de semences. Il y a de plus en plus de multinationales qui se positionnent sur la production de bio intrants. En nous vendant des engrais verts, elles risquent de récupérer des sommes qui ne vont pas rester dans nos pays.
Et pensez-vous de l’observation des sols vus du ciel ? Des outils d’analyse météorologique satellitaires, comme Copernicus, peuvent-ils aider à l’adaptation de l’agriculture en Afrique ?
Je pense que ces technologies ont un potentiel extraordinaire, mais elle n’est pas facilement abordable. Lorsque j’étais étudiant, au début des années 90, une image produite par un satellite, coûtait environ 700 euros. Même si les choses ont évolué aujourd’hui, cela reste une technologie coûteuse. De plus, il y a un enjeu d’appropriation de ces outils par les Africains eux-mêmes. Parce que tant que la technologie sera entre les mains d’acteurs qui sont hors continent, nous serons toujours tributaires de volontés politiques, qui ne peuvent pas aller vers nos priorités.