Et si réduire collectivement et rapidement la consommation de viande n’était pas si compliqué ? C’est le constat d’une étude de l’institut de développement durable et des relations internationales (Iddri), qui imagine un scénario mettant en son centre l’action collective et étatique, et non pas la responsabilisation individuelle.

En politique comme en repas de famille, quand on parle de réduire la consommation de viande, ça finit en général en eau de boudin. Alors quand on est chercheur… « Nous connaissons bien le caractère sensible de la question, et nous voulons ouvrir la discussion », explique Mathieu Saujot, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), un think tank qui veut mettre les questions écologiques au cœur de l’action publique.
Ce lundi 3 février, au sein de l’Hôtel de l’industrie et face à un parterre d’ONG, d’industriels et de journalistes, il présentait le scénario TRAMe2035 explorant la possibilité d’un futur moins carné, fruit de quatre années de recherche en partenariat avec l’Institut économique pour le climat (I4CE).
Se rapprocher des Italiens
« La nécessité d’une transition vers des régimes sains, accessibles à tous et respectueux des écosystèmes ne fait plus débat », poursuit Mathieu Saujot. Pour lui, une baisse de 15% de la consommation de viande en France d’ici 2035, base de travail du rapport, est totalement réalisable en agissant sur les « environnements alimentaires » de différents groupes sociaux, par exemple le prix, la publicité ou encore les représentations culturelles. « 15 % de réduction pour un Français, ça le mettrait au niveau d’un Italien. C’est loin d’être inenvisageable. »
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Reste à savoir comment le mettre en œuvre. Car si 57 % des Français disaient en 2023 avoir « diminué leur consommation de viande dans les dernières années », selon une étude du Réseau action climat, en pratique la consommation moyenne dans le pays a plutôt tendance à stagner. La France consomme toujours deux fois plus de viande que la moyenne mondiale selon l’OCDE. À savoir : 83,8 kilogrammes par personne et par an, contre 42,2 au niveau mondial sur la période 2020-2021. L’objectif de – 15 % amènerait la consommation française à 74 kilogrammes.
Agir sur l’offre plutôt que sur la demande
Pour l’Iddri, afin d’obtenir des résultats significatifs, il faut changer de logiciel. « Ces dernières années, on était dans un modèle où on mettait beaucoup de responsabilité sur les épaules des consommateurs, en attendant qu’ils changent de régime alimentaire pour changer le système industriel, explique Mathieu Saujot. C’est une approche qui a eu des effets, avec par exemple une vision positive des régimes flexitariens (qui autorise une consommation occasionnelle de chair animale). Mais ça ne suffit pas, et scientifiquement tout ne peut pas reposer sur les envies individuelles. »
Dans leur scénario, les chercheurs ont utilisé une méthodologie innovante, en identifiant 12 groupes sociaux. De l’aveu même des scientifiques, ils ne suffisent pas à comprendre la complexité de la société puisque ces catégories sont des « idéaux-types, une simplification parlante ». Mais cela donne tout de même une vision bien moins monolithique, et permet de saisir quelle part de l’effort devra faire chaque partie de la population.

Des changements à la hauteur des moyens de chacun
Les scientifiques mettent l’accent sur le besoin d’une transition des habitudes « juste ». Ce sont les catégories les plus aisées qui seraient les plus sollicitées dans la réduction de leur consommation de viande. Les familles aisées diplômées pourraient ainsi la diminuer de 26% d’ici 2023, et les ménages aisés très diplômés jusqu’à moins 33 %.
S’ils doivent fournir une plus grande part de l’effort, c’est que ces personnes peuvent se « mettre en cohérence » avec leur conscientisation écologique. Le rapport souligne que les campagnes de plaidoyer des ONG et des pouvoirs publics ont eu un vrai impact sur ces catégories et peuvent continuer à être un levier important, aux côtés de l’accès à des alternatives végétariennes plus courantes au restaurant ou dans les supermarchés.
À l’inverse, les Français les plus modestes seraient les catégories les moins sollicitées dans cette recherche de réduction de la consommation. Les chercheurs pointent les fortes contraintes qui reposent déjà sur eux, ce qui les empêche par exemple de privilégier une viande locale plus chère ou des protéines végétales également plus coûteuses. Des mesures leur permettant de participer à la transition sans que cela soit vécu comme une contrainte écologique sont présentées. Par exemple pour les familles modestes urbaines et rurales, l’aide alimentaire des associations caritatives pourrait contenir moins de viande.
Des étudiants avides de viande ?
Les étudiants apparaissent de loin comme la catégorie la plus consommatrice de viande, avec presque 180 grammes par jour. Cela peut sembler étranger, car il s’agit d’une catégorie plutôt sensibilisée aux enjeux environnementaux. Mais pour les chercheurs, c’est la parfaite illustration du fait qu’il ne suffit pas d’être conscient de son impact pour changer ses pratiques alimentaires.
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Les individus sont avant tout dépendants de leur « environnement alimentaire », et le manque de temps, le manque de choix végétarien dans les espaces communautaires comme les restaurants universitaires ou le manque de matériel culinaire qui conduit à cuisiner des choses plus simples comme de la viande sont autant de facteurs qui poussent les étudiants à manger plus de produits carnés. Mais c’est aussi une catégorie qui a un fort potentiel de réduction de la consommation, et le rapport souligne que « les mesures publiques qui touchent les restaurants universitaires sont le levier majeur du changement de pratiques alimentaires des étudiants ».
Repenser la consommation face à la standardisation de la marchandise
Pendant la présentation du rapport au sein de l’Hôtel de l’industrie, les chercheurs de l’Iddri devaient parler également en langage diplomatique, avec comme invités des représentants de grandes entreprises comme Fleury Michon ou Lidl. « Nous voulons éviter la polarisation, insiste Pierre-Marie Aubert, directeur du programme Politiques agricoles et alimentaires de l’institut. Une consommation moins importante de viande peut aller de pair avec une transition juste des filières viandes en France, en consommant mieux. »
Pour les convaincre, il pointe du doigt un phénomène structurel qui agite les éleveurs français ces dernières années. Le pays importe plus de viande qu’il n’en exporte, malgré des politiques d’agriculture intensive et de gains de productivité. Pour le chercheur, cela est dû au processus de « commodification du secteur des viandes ». « La marchandise est de plus en plus normalisée, standardisée au niveau international. Par exemple, on fait à peu près les mêmes blancs de poulet, les mêmes lardons et les mêmes tranches de jambon dans toute l’Europe. On a gagné en efficience, mais ça mène à un type d’élevage qui accentue les pressions sur l’environnement. »
Autre effet de cette standardisation de la marchandise : il devient beaucoup plus facile pour les entreprises étrangères de viser le marché français en fabriquant un même type de produit que pour d’autres pays, et mécaniquement dans un marché ouvert, les éleveurs français perdent des parts sur leur propre territoire. Consommer moins de viande, mais inciter à manger mieux et local est donc une solution qui permettrait pour les chercheurs de l’Iddri de résoudre ce problème de concurrence et de réduire les pressions sur l’environnement.