La question de l’impact environnemental du numérique s’invite dans le débat public. Une proposition de loi votée au Sénat arrive à l’Assemblée nationale alors que le Gouvernement doit dévoiler sa feuille de route début février. En l’état, le projet de loi Climat issu des travaux de la Convention citoyenne pour le climat laisse de côté la question. Frédéric Bordage, expert du numérique responsable, fondateur de GreenIT.fr nous explique les enjeux.
Natura Sciences : Vous prônez la sobriété numérique : en quoi consiste-t-elle?
Frédéric Bordage : Les impacts environnementaux du numérique représentaient 2% de l’empreinte de l’humanité en 2010. Ils atteignaient de l’ordre de 4% en 2020 et devraient atteindre 6% en 2025. C’est une croissance exponentielle, bien plus rapide que les autres domaines et secteurs d’activité. Heureusement que l’on ne va pas tripler les impacts environnementaux de nos déplacements ou de notre alimentation sur cette même période !
Le numérique est une ressource critique, non renouvelable qui s’épuise inéluctablement. En tant que drogués du numérique à l’échelle individuelle, mais aussi à l’échelle collective de la nation et de la civilisation, le numérique est une ressource critique. Nous en sommes tous dépendants. C’est une ressource critique, car elle est formidable pour lutter contre une pandémie mondiale, se soigner ou encore modéliser le climat. Mais comme elle est fabriquée avec des métaux et du pétrole, le stock de numérique est nécessairement limité. Et il s’épuise inéluctablement. L’enjeu de la sobriété numérique, c’est d’économiser cette ressource pour pouvoir en léguer à nos enfants, mais aussi pour éviter les impacts environnementaux à court terme.
Alors comment fait-on pour réduire ces impacts environnementaux?
Il y a actuellement une surmédiatisation de la question des usages. On nous demande de supprimer nos mails et on assiste à un véritable vidéo bashing. La surfocalisation sur les usages est catastrophique, car elle nous détourne des enjeux clés. En France, sur l’ensemble du cycle de vie du numérique, environ 80% des impacts environnementaux ont lieu lors de la fabrication des équipements. Les 20% restant sont dus à la production d’électricité.
Si vous avez une fibre optique, que vous regardiez des vidéos toute la journée ou pas, cela ne change pas grand chose. L’enjeu est de faire avec le numérique tel qu’il existe aujourd’hui et de ne pas rajouter des impacts en fabriquant du réseau en plus, des équipements en plus, des data centers ou des serveurs en plus. Le défi réside aussi dans la couverture intégrale du territoire en fibre. Celle-ci permettrait de recourir à une connexion filaire ou Wifi, moins énergivore qu’une connexion mobile.
L’enjeu principal porte donc plutôt sur le renouvellement des équipements que les usages ?
Lorsqu’on parle des usages, on ne réduit pas le taux d’équipement. On n’allonge pas non plus la durée de vie des équipements. Une fois que l’on a fabriqué nos ordinateurs, nos réseaux et les data centers, les différents usages impactent peu la consommation électrique. Que l’on envoie des mails, que l’on regarde des vidéos ou que l’on fasse autre chose, cela a peu d’influence sur la consommation électrique à un instant T. L’impact majeur a lieu lorsqu’on fabrique les équipements, lorsqu’on allume l’ordinateur ou le smartphone.
Mais il y a tout de même un lien entre nos usages et les impacts environnementaux associés. Et c’est le point critique de la réflexion sur les usages. Si tout le monde « écoute » en même temps des vidéos 4K sur son smartphone le soir, cela sature le réseau 4G. Et cela justifie le déploiement de la 5G. En plus, si tout le monde veut regarder de la définition 4K, il faut remplacer toutes les télévisions et terminaux qui fonctionnaient parfaitement. Plutôt que de s’interroger sur le tri de nos mails, il faudrait mieux limiter la taille des écrans de télévision, prôner le réemploi et le reconditionné.
On est à l’heure du choix en tant que société. Que souhaitons nous faire avec les dernières réserves de numérique à notre disposition ? Pour l’instant, nous choisissons d’augmenter indéfiniment la taille de l’écran qui trône fièrement au milieu du salon. Et tant pis si nos enfants n’ont plus assez de numérique demain pour se soigner.
Le Haut conseil pour le climat estime que la 5G pourrait entraîner une hausse significative de l’empreinte carbone du numérique. Le vrai débat sur la 5G n’est-il pas justement sur le renouvellement des terminaux?
Ce qui se passe autour de la 5G est un formidable sursaut démocratique. Pour la première fois, la société civile n’est pas « techno-béate » et demande d’attendre avant les déploiements. La 5G cristallise des craintes que l’on aurait pu avoir sur la 4G et un questionnement que l’on aurait dû avoir sur chaque G.
Finalement, l’impact le plus important de la 5G d’un point de vue environnemental sera le renouvellement prématuré de smartphones 4G qui fonctionnent parfaitement et donnent satisfaction aux utilisateurs. Pourquoi ? Car les opérateurs vont convaincre le grand public de se réengager 24 mois contre un smartphone 5G à « 1 euro ». Ce modèle économique a un impact catastrophique en termes de raccourcissement artificiel de vie des terminaux. La proposition de loi votée au Sénat prévoit justement de clairement dissocier le montant payé au titre du téléphone portable de celui payé au titre de l’abonnement.
L’enjeu, c’est l’allongement de la durée de vie des équipements, d’être plus raisonnable en terme d’équipement. On n’a pas loupé sa vie à 40 ans si on n’a pas de montre connectée ! Les enjeux sont dans la réparation, le réemploi et l’éco-conception des matériels.
Vous évoquez la proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique adopté en première lecture au Sénat et désormais en attente de lecture à l’Assemblée nationale. Quelles sont les avancées?
C’est le premier projet de loi à l’échelle mondiale qui vise à réduire l’empreinte environnementale du numérique. Il faut saluer les sénateurs à l’origine de ce projet sur cet aspect novateur. Ils sont parvenus à un texte de synthèse non partisan qui a reçu le soutien de tous les partis politiques. Cette proposition comprend un certain nombre d’articles et de propositions qui sont suffisamment sérieux pour faire avancer le sujet. Mais elle contient bien évidemment des manques.
Quels sont ces manques?
Le texte parle trop de carbone et non d’empreinte environnementale au sens large. Le sujet du numérique, c’est autant l’épuisement des ressources que les émissions de gaz à effet de serre. Le texte gagnerait en portée et en clarté à s’appuyer sur les standards internationaux qui conseillent une vision cycle de vie multi-critères, soit multi-indicateurs d’impacts environnementaux.
Les discussions à l’Assemblée nationale seront en ce sens déterminantes pour prendre en compte l’ensemble des impacts environnementaux du numérique et pas seulement le réchauffement global. Il faudrait aussi doper le réemploi en mettant en place une consigne obligatoire pour les produits numériques. Par exemple via le « passeport produit numérique » proposé par l’Allemagne à l’échelle européenne. C’est comme la carte grise d’un véhicule. Dans la même veine, pour que le marché du reconditionné ne déçoive pas les consommateurs, un contrôle technique normalisé devrait garantir la qualité du reconditionnement. Ces ajouts sont indispensables pour augmenter le réemploi, car ils assurent la traçabilité des équipements auxquels on a donné une deuxième ou troisième vie et évitent qu’ils finissent dans une décharge au Ghana.
Il n’est toutefois pas certain que la proposition de loi passe à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. La Convention citoyenne a fait des propositions sur le numérique responsable et la sobriété numérique. Mais le projet de loi climat actuel n’en reprend aucune. Est-ce que la proposition du Sénat va passer ou être absorbée par le projet de loi Climat? C’est une question critique. Dans une grande loi climat qui absorberait une loi spécifique sur la réduction de l’empreinte environnementale du numérique, on risquerait de se retrouver avec la reprise de seulement quelques articles. Espérons que cela ne soit pas le cas.
Propos recueillis par Matthieu Combe